Ahmed Friaa : « Ce que nous avons vécu en Tunisie est un rêve »
Il n’a pas vraiment le profil pour le poste de ministre de l’Intérieur. Ahmed Friaa fait figure de libéral, mais bon nombre de Tunisiens veulent sa démission. Quelle est sa vision de la révolution tunisienne, de la place des ex-membres du RCD dans l’appareil d’État et de celle des islamistes dans la future démocratie ? Interview.
Tunisie : les secrets d’une révolution
Ahmed Friaa, 61 ans, a été nommé le 12 janvier à la tête du ministère de l’Intérieur par Zine el-Abidine Ben Ali, en signe d’ouverture au plus fort de la contestation. Cet ingénieur des Ponts et Chaussées, agrégé de mathématiques, a la réputation de libéral. Il a déjà occupé plusieurs postes au sein du gouvernement depuis 1989 : Équipement et Habitat, Éducation et Sciences, Technologies de la Communication…Il est aujourd’hui visé, avec d’autres collègues, par ceux qui ne veulent plus entendre parler des anciens ministres de Ben Ali, quels qu’ils soient.
Jeune Afrique : Comment avez-vous vécu cette véritable révolution menée par les Tunisiens ? Vous attendiez-vous, après les événements consécutifs à l’immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi le 17 décembre, à une telle issue ?
Ahmed Friaa : J’ai éprouvé une grande tristesse, d’abord, face à la mort de ces jeunes qui se sont suicidés. Ensuite, de grands regrets, parce qu’aucune alarme n’a fonctionné pour éviter cela. La souffrance couvait : celle de ne pas avoir de travail, celle de ne pouvoir s’exprimer aussi. L’inquiétude était profonde chez nos jeunes. Personne n’a mesuré à quel point. Maintenant, il y a un grand espoir. Ce que nous avons vécu est un rêve. Jamais je n’aurais imaginé une transformation aussi radicale et féconde. Notre jeunesse est pleine d’énergie, de créativité et d’ambitions pour son pays. A nous de la canaliser, de l’encadrer et de lui permettre de s’exprimer. Mais la tournure que les événements ont prise est dramatique pour la Tunisie. Les dégâts sont considérables, l’économie est à l’arrêt depuis un mois, les gens ont peur. Il faut impérativement retrouver la paix sociale. Que les Tunisiens se réconcilient et reprennent le chemin du travail.
Que s’est-il passé entre le discours de Ben Ali du 13 janvier, plein de promesses, et le lendemain qui a vu sa chute. On aurait pu penser que ce discours aurait suffi…
Il était trop tard. Ensuite, les Tunisiens n’avaient plus confiance en lui. Ces promesses, il les avait formulées en 1987. Ils se sont dits : si vous ne l’avez pas fait en vingt ans, vous ne le ferez pas en quelques jours…
Qu’est-ce qui explique sa fuite ?
Je n’ai pas d’informations sur cela. J’ai moi-même été très surpris par son départ précipité.
Avez-vous des nouvelles de lui ?
Aucune.
Que faire des responsables du régime qui se sont indûment enrichis, ont commis des abus voire des exactions ?
Nous avons mis en place une commission d’enquête pour déterminer les responsabilités des uns et des autres. Nous voulons un État de droit. Aucun Tunisien, je dis bien aucun, n’échappera à la justice.
L’armée a joué un rôle majeur pendant les événements, y compris dans le départ de l’ex-président…
C’est exact. Contrairement à ce qui a pu se passer sous d’autres cieux africains ou arabes, notre armée est républicaine, neutre et responsable. Elle a fait honneur à la Tunisie et nous a évités de vivre une période encore plus douloureuse.
Bon nombre de Tunisiens semblent déçus de ne pas avoir pu mener leur révolution jusqu’au bout. Que leur répondez-vous ?
Je les comprends, mais je ne suis pas d’accord avec eux. Dans le régime précédent, nombreux étaient ceux qui ont servi leur pays, honnêtement, avec probité et compétence. Il faut éviter de diviser les Tunisiens, entre ceux qui ont, un jour ou l’autre, travaillé avec l’ancien régime, et les autres. La Tunisie est dans une situation qui ne durera que quelques mois et qui s’achèvera par une élection libre et démocratique. Et nous, nous sommes dans un processus de transition, pour gérer une situation critique, pas pour occuper ces postes indéfiniment. Que proposent ceux qui refusent ce processus ? Supprimer l’État, la police, l’administration, favoriser le chaos ? La solution que nous avons adoptée est la plus raisonnable et la plus adaptée à la situation.
Quel délai raisonnable, selon vous, pour organiser ces élections ?
Notre Constitution prévoit qu’elles doivent être organisées dans un délai de 45 à 60 jours. Maintenant, il appartient à tous les partis politiques de se déterminer sur cette question : est-il possible ou souhaitable de tenir un délai aussi court ?
Quel est l’avenir du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) ?
On retrouve au RCD de véritables patriotes, soucieux de leur pays, d’autres qui, effectivement, n’ont pas eu le courage de dénoncer suffisamment tôt les dérives que nous avons constatées ou, pis, qui les ont entretenues. Il mérite une rénovation en profondeur, une véritable reconstruction.
Quelle place pour les islamistes ?
La Tunisie est plurielle. Tous ceux qui respecteront les règles de la démocratie et voudront exercer leur droit à pratiquer une activité politique dans le cadre légal doivent pouvoir le faire.
Mais la loi actuelle a été taillée sur mesure par le régime précédent pour empêcher justement certains partis ou personnalités de se présenter…
Elle sera évidemment révisée. Il faut comprendre que la Tunisie a complètement changé. Nous devons apprendre à vivre dans la diversité mais dans le respect mutuel.
Propos recueillis à Tunis par Marwane Ben Yahmed
Lire aussi notre dossier spécial Tunisie dans le n° 2611 de Jeune Afrique, en kiosques jusqu’au 29 janvier.
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