Qatar : l’émirat insatiable

Diplomatie, business, culture… Le Qatar, ce minuscule pays, est présent sur tous les fronts. Son rôle durant les révolutions arabes a confirmé ses ambitions africaines, notamment au Maghreb.

Doha est devenu en ce IIIe millénaire une métropole ultramoderne. © Reuters

Doha est devenu en ce IIIe millénaire une métropole ultramoderne. © Reuters

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Publié le 20 février 2012 Lecture : 9 minutes.

Qatar : l’émirat insatiable
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Qatar : l’émirat insatiable

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Il était une fois, dans l’Orient compliqué, un très petit royaume perdu entre mer et désert. Si petit que personne n’aurait dû le connaître. Mais dans le monde entier, des ambassades aux états-majors, des conseils d’administration aux cercles philanthropiques, des musées aux stades de foot, des salons aux bistrots, le nom de cette péninsule grande comme la Corse sonne comme une formule magique.

En une décennie, le Qatar est devenu incontournable : il est partout, et tous les chemins mènent à Doha. Les douzièmes Jeux panarabes, le Congrès mondial sur le pétrole, le premier sommet du Forum des pays exportateurs de gaz, le Sommet mondial sur l’innovation en éducation, le quatrième Forum de l’ONU sur l’alliance des civilisations, etc., sont autant d’événements qu’il a accueillis au cours du dernier trimestre de 2011.

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Petit village de pêcheurs au début du siècle dernier, Doha est devenu en ce IIIe millénaire une métropole ultramoderne à l’horizon sans cesse redessiné par les meilleurs architectes internationaux. Dans la périphérie de la capitale, une armée d’engins de chantier arase le sol, élève des collines, creuse des fondations dans un brouillard opaque : une ville nouvelle germe dans le désert. Sur la clôture qui cercle le périmètre, le slogan proclame : « Lusail City : la vision se réalise. Née d’une seule inspiration, une nouvelle ère a commencé ». À quelques encablures de là, les ensembles luxueux de l’archipel artificiel The Pearl émergent, comme un mirage de béton et d’acier. Architecte de la pyramide du Louvre, l’Américain d’origine chinoise Ieoh Ming Pei a offert à Doha son emblème : le Musée d’art islamique de Doha, réputé le plus beau au monde avec ses lignes cubistes. Doha se veut une nouvelle Athènes, protectrice des arts, des sports, des sciences et de l’éducation.

Bon génie

Le secret de cette fabuleuse fortune ? Les troisièmes réserves mondiales de gaz, qui gisent au large de ses côtes et lui donnent une puissance de frappe financière colossale. Le bon génie de cette contrée ? Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al Thani, qui a mis la main sur le trône en 1995, alors que son émir de père était en villégiature au bord du lac Léman, en Suisse. Visionnaire, le monarque a d’abord su garantir l’avenir de son pays en développant la technologie du gaz naturel liquéfié (GNL) pour exporter son trésor dans le monde entier. Mais, dès son couronnement, la première obsession de Cheikh Hamad a été de placer son domaine au coeur du monde et de l’actualité. Alors qu’il était encore jeune prince, un agent de l’immigration britannique lui aurait un jour demandé : « Mais le Qatar, où est-ce ? » Piqué au vif, l’héritier a fait le voeu qu’à l’avenir plus personne n’ignorerait où se situe sa patrie.

Sa tactique : exporter dans le monde entier l’image de marque du Qatar. Ne pouvant prétendre au hard power (la coercition) d’un grand État, l’émir a tout misé sur le soft power (l’influence), avec la chaîne Al-Jazira comme armée des ondes. Autre arme de séduction : la belle et islamiquement moderne Cheikha Mozah, sa seconde épouse, offre à l’opinion internationale un portrait glamour et séduisant du royaume. La stratégie marketing a porté ses fruits : le Qatar occupe aujourd’hui toutes les arènes et génère un bruit médiatique sans proportion avec sa taille.

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Le souci de l’apparence n’est pourtant pas la première préoccupation de l’émir. Si le David qatari veut se donner une dimension globale, c’est plus sûrement pour faire le poids face aux deux Goliath qui l’entourent, l’Arabie saoudite et l’Iran. Certes, le différend frontalier avec les Saoudiens a été résolu en 2008, mais l’émir n’oublie pas que le roi d’Arabie se considère souvent comme le suzerain des seigneurs du Golfe et qu’il n’avait pas du tout apprécié le coup d’État de 1995. Côté iranien, le Qatar partage son champ gazier offshore avec la république des mollahs, laquelle menace régulièrement l’émirat, dont elle juge les extractions abusives.

Pour se mettre à l’abri, Doha a multiplié les alliances, diversifié au maximum ses partenariats, et veut se rendre indispensable au monde pour qu’il ne reste pas indifférent à une éventuelle agression. Depuis 2003, le transfert des forces américaines stationnées en Arabie saoudite vers la base d’El-Oudeid l’a doté du plus puissant des boucliers. « Le Qatar a tellement misé sur l’international qu’il est devenu très difficile pour ses deux gênants voisins de le contrôler », commente Fatiha Dazi-Héni, politologue spécialiste de la péninsule arabique, cofondatrice du think-tank Capmena.

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Conquérant, l’émirat investit dans tous les secteurs et s’octroie des parts substantielles de multinationales aussi rentables que stratégiques pour son développement. Créé il y a moins de sept ans et doté de 65 milliards d’euros, Qatar Investment Authority (QIA) est l’un des fonds souverains les plus ambitieux du Golfe, avec de nombreuses participations à travers le monde (Veolia, Lagardère, Suez Environnement, Barclays, Volkswagen, Porsche…). Et l’Afrique n’est pas en reste : le Qatar y est très présent dans le Nord, notamment dans les secteurs de la téléphonie mobile, avec Nedjma (Algérie) et Tunisiana (Tunisie), de l’immobilier et du tourisme. Fin octobre 2011, Qatari Diar, filiale de QIA, s’est engagé à investir 426 millions d’euros dans des projets au Caire et à Charm el-Cheikh, en Égypte. Et le reste du continent figure au menu du petit ogre, qui lorgne avec intérêt ses terres agricoles et ses mines. Dès 2008, le Qatar a signé avec le Kenya un accord pour le fermage de 40 000 hectares. En septembre, au Gabon, une délégation d’hommes d’affaires qataris s’est notamment intéressée au gisement de fer géant de Belinga, un temps promis aux Chinois. Enfin, en décembre, le président soudanais Omar el-Béchir a conclu à Doha des accords dans les domaines minier et agricole.

Diplomatie du chéquier

Son hyperactivité diplomatique a aussi fait du micro-État un pion indispensable sur l’échiquier international. Avant de se porter en première ligne des révolutions arabes, Doha a été un médiateur décisif dans de nombreux conflits. Une politique étrangère parfois qualifiée de « diplomatie du chéquier » ou de « diplomatie du téléphone ouvert », qui a donné de belles victoires au Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, le puissant Hamad Ibn Jassim Al Thani.

En bons termes avec le Hamas et avec Israël, le Qatar a souvent joué l’intermédiaire entre les deux ennemis, notamment sur le dossier du caporal Gilad Shalit, relâché en octobre 2011. Et le 6 février, c’est dans la capitale de l’émirat que le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, et Khaled Mechaal, du Hamas, ont signé la « déclaration de Doha » prévoyant la constitution d’un gouvernement d’union pour préparer les prochaines élections législatives en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

En 2007, Nicolas Sarkozy s’est tourné vers l’émirat pour obtenir la libération des infirmières bulgares emprisonnées en Libye. Proche du Hezbollah comme de ses opposants, le Qatar a permis, par ses bons offices, d’enrayer une crise armée au Liban en 2008. En 2009, c’est à Doha qu’a été signé l’accord de paix entre le Soudan et le Tchad. Et c’est naturellement à Doha que les Talibans afghans viennent d’ouvrir leur représentation internationale, à quelques kilomètres de la base américaine. Enfin, s’il se méfie de ses deux puissants voisins, l’émirat garde toutes les portes ouvertes à Riyad autant qu’à Téhéran… « Les leaders qataris ont probablement une vision et une position stratégique plus avancées que les autres leaders arabes : ils prennent plus de risques qu’eux, mais des risques bien calculés », constate Muhammad Faour, analyste au Carnegie Middle East Center, pôle beyrouthin du think-tank américain.

« C’est avec les événements arabes de 2011 que le Qatar a pris sa vraie dimension internationale », précise l’intellectuel libanais Samir Frangieh. Après la victoire du parti islamiste Ennahdha aux élections qui ont suivi la révolution tunisienne, c’est à Doha que son leader, Rached Ghannouchi, a fait sa première visite à l’étranger. En Libye, l’émirat a été le premier pays arabe à reconnaître le Conseil national de transition (CNT), et sa participation aux opérations militaires de l’Otan lui a donné une légitimité régionale. En Syrie, son action a été décisive pour amener la Ligue arabe à isoler et à sanctionner le régime de Bachar al-Assad. Mais c’est surtout par le biais d’Al-Jazira, la « chaîne du Printemps arabe », que le Qatar a influé sur le cours des événements, en couvrant intensivement les révolutions. « Il a suffi d’une chaîne de télévision pour tout bouleverser : c’est un nouveau monde issu d’un État de l’ancien monde », conclut Samir Frangieh.

Ces bouleversements finissent en effet par trahir les contradictions de la politique qatarie. Révolutionnaire loin de chez lui, l’émir est vite devenu réactionnaire quand la contestation a fait trembler son voisin du Bahreïn. Ses forces de sécurité se sont jointes à celles du Conseil de coopération du Golfe pour aller défendre le roi menacé, Hamad Ibn Issa Al Khalifa, et Al-Jazira a fait le black-out sur les événements. « Plus les troubles se rapprochent de ses frontières, plus le Qatar se rétracte et devient profondément conservateur », explique Fatiha Dazi-Héni.

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Une attitude qui, pour ses détracteurs, démontre sa duplicité. Souvent accusé de déstabiliser les pouvoirs en place, l’émirat est soupçonné d’obéir à un agenda ambigu. Des antennes locales d’Al-Jazira sont régulièrement fermées, comme au Caire en septembre 2011. En Syrie, les partisans du régime voient dans le Qatar le maître d’oeuvre du « complot étranger ». Et l’émir a apporté de l’eau à leur moulin quand il a plaidé pour une intervention militaire arabe, le 15 janvier, sur la chaîne américaine CBS. « Nous nous impliquons beaucoup diplomatiquement, et il est naturel qu’un tel engagement suscite des oppositions », explique Fahad al-Attiya, proche conseiller du prince héritier.

Soupçons d’ingérence

Les Qataris semblent confirmer parfois sans retenue les soupçons d’ingérence. En septembre 2011, à Paris, Cheikh Hamad se vantait : « Je suis chez moi en Libye, je peux vous y inviter moi-même ! » Deux mois plus tard, le représentant du CNT à l’ONU, Abderrahmane Chelgham, répliquait : « La Libye ne sera pas un émirat dirigé par le calife du Qatar. » En octobre, avant la tenue des élections tunisiennes, le prêche très suivi sur Al-Jazira de l’imam Youssef al-Qardaoui appelait à voter pour les islamistes d’Ennahdha, déjà soupçonnés d’être financés par Doha.

« Le Qatar, plutôt bien vu en Occident, exaspère dans les pays arabes », explique Fatiha Dazi-Héni. Invité à Tunis pour la célébration du premier anniversaire de la chute de Ben Ali, le 14 janvier, l’émir a été chaleureusement accueilli par les nouvelles autorités, mais beaucoup plus fraîchement par les militants laïques, qui dénoncent le soutien du Qatar à Ennahdha. Quant aux Libyens, ils restent perplexes devant l’asile accordé à l’ex-tout-puissant ministre des Affaires étrangères de Kadhafi, Moussa Koussa, par le sponsor de leur révolution.

En Afrique, il lorgne avec intérêt les mines et les terres agricoles.

Sur le plan intérieur, Cheikh Hamad a annoncé en novembre la tenue des premières élections législatives en 2013 ; mais pour Fatiha Dazi-Héni, « le Qatar est un État ultra-autocratique ». Une chance : sa population très réduite et la redistribution de sa rente phénoménale ne sont pas propices à l’éclosion d’une contestation intérieure. Assis dans sa djellaba immaculée au Starbucks Coffee du City Center, le grand mall du quartier d’affaires de la capitale, le jeune Abdel Rahman confirme : « Les Qataris n’ont pas de culture politique, d’ailleurs les élections sont dans un an et très peu de gens s’étonnent de ne voir aucun candidat, aucun débat, aucune campagne… » À Doha, quand de rares voix s’élèvent, c’est surtout pour appeler au respect du conservatisme wahhabite et contre une surmodernité de façade mal perçue. « S’il y a une opposition, elle se situe au sein de l’establishment wahhabite et surtout de la famille régnante », précise Fatiha Dazi-Héni. Fin février 2011, trente officiers sont arrêtés et seize membres de la famille régnante sont assignés à résidence. Des événements similaires s’étaient déjà produits en juillet 2009. En septembre dernier, un bruit court sur internet et dans les rues de Doha : le convoi de l’émir aurait été la cible d’un attentat. La rumeur est tout de suite démentie, mais elle révèle une certaine anxiété intérieure.

Pays ambigu derrière une façade dorée à la feuille, le Qatar continue de fasciner et d’être courtisé. Mais il jongle sur un terrain miné et, à oublier le sens des proportions, il pourrait bien perdre l’équilibre. Le très petit royaume ferait-il partie de ce monde où « tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, tout prince a des ambassadeurs », comme le décrivait Jean de La Fontaine dans sa fable sur La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf ?

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