Méditations africaines, à la rencontre des intellectuels africains
Démocratie, justice, mondialisation, droits de l’homme… Les défis auxquels doit faire face le continent sont nombreux et mobilisent des chercheurs à qui l’on donne trop rarement la parole. « Jeune Afrique » vous propose de partir à leur rencontre.
Méditations africaines : à la rencontre des intellectuels africains
"Mon passé est grec mais il n’est pas seulement grec. Mon passé est africain mais il n’est pas seulement africain. Nous pratiquons une philosophie. La coloration culturelle vient par surcroît." C’est par ces mots que le 6 juin V.Y. Mudimbe concluait la journée d’étude consacrée à son oeuvre au sein de la fabrique à élites parisienne, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Le Congolais répondait ainsi à l’une des questions régulièrement posées aux philosophes africains : en quoi leur pensée, leur approche, leurs concepts sont-ils "africains" ?
Cette interrogation ne date pas d’aujourd’hui. Elle a alimenté un riche débat dans les années 1960-1970 auquel ont participé les pères de la philosophie africaine contemporaine, notamment les Béninois Paulin Hountondji (Sur la philosophie africaine, 1977) et Stanislas Spero Adotevi (Négritude et Négrologues, 1972), les Camerounais Fabien Eboussi Boulaga (La Crise du Muntu, 1977) et Marcien Towa (Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, 1971), le Ghanéen Kwasi Wiredu (Philosophy and an African Culture, 1980) et le Kényan Henry Odera Oruka (dont différents articles ont été regroupés dans Sage Philosophy. Indigenous Thinkers and Modern Debate on African Philosophy, 1990).
Les arguments développés lors de cette discussion n’ont pas été les mêmes selon qu’ils alimentaient le combat pour l’indépendance du continent, qu’ils apportaient une pierre à la construction d’États-nations ou à celle du panafricanisme dans un contexte postcolonial, voire néocolonial, ou qu’ils contribuaient à l’élaboration de sociétés démocratiques reposant sur le multipartisme. Après plus de quatre décennies de dialogues et de controverses fructueuses, des philosophes africains mais aussi des historiens, des sociologues, des économistes, des spécialistes de littérature, d’art… ont pleinement intégré la communauté internationale des chercheurs et participent, par leurs travaux, à la conceptualisation de notre monde actuel.
Les recherches archéologiques montrent que l’Afrique n’a jamais été un vase clos. Les connexions avec le reste de l’humanité, européenne ou asiatique, ont toujours existé, engendrant des rapports marchands mais aussi des échanges intellectuels qui ont façonné aussi bien les cultures africaines que celles avec lesquelles le continent était en contact. Un phénomène qui s’est accéléré avec la mondialisation et le développement des moyens de transport et de communication, engendrant une circulation croissante de l’information entre les différentes populations sur terre. Désormais, penser l’Afrique, c’est penser le monde ; toute la difficulté étant de parvenir à un juste équilibre entre le particulier et l’universel, entre les revendications de spécificités culturelles, qui, selon le philosophe d’origine anglo-ghanéenne Kwame Anthony Appiah, ne doivent "susciter ni révérence ni consternation" (Pour un nouveau cosmopolitisme, 2008), et le maintien d’une universalité commune à tous et sans laquelle, nous enseigne Kwasi Wiredu, il n’y aurait pas de dialogue interculturel possible.
Présentation des "penseurs" de l’Afrique
"Les enjeux de la philosophie africaine ont profondément changé, résume le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne. On est revenu d’un discours apologétique et essentialiste de défense et d’illustration des cultures africaines totalement extraverti à une lecture patiente et exigeante des dynamiques en cours. Les objets du discours sont aujourd’hui la démocratie, les socialismes, l’inculturation des sciences et des techniques, les explorations esthétiques des artistes africains dans le monde global où nous vivons, etc." Ce qui est valable pour la philosophie l’est tout autant pour le reste des sciences sociales. Les réponses apportées à ces questions varient, bien évidemment, en fonction des penseurs, de leurs méthodes et approches, des courants de pensée qui animent la vie intellectuelle en Afrique mais aussi hors d’Afrique, des partis pris idéologiques… Elles intègrent à leurs constructions théoriques aussi bien des références occidentales que des apports traditionnels et proposent de la sorte un renouveau intellectuel stimulant.
Jeune Afrique a choisi de présenter quelques-unes des figures africaines du monde des idées afin de montrer toute la richesse et la diversité des constructions intellectuelles qui contribuent à l’édification d’un espace public africain et peuvent offrir de formidables contre-pouvoirs par la circulation de leur perception des mutations actuelles. Nous nous sommes intéressé à ceux qui, dans leur domaine de compétence, sont reconnus par leurs pairs comme étant des spécialistes. Aussi abrupte que puisse être leur pensée, nous avons fait le pari journalistique de parvenir à les présenter aussi simplement que possible et à dégager les concepts qu’ils mobilisent et les défis en jeu.
>> Lire aussi : Philosopher en Afrique : de la domination à l’indiscipline
Une Afrique plurielle
Les treize personnalités sur lesquelles nous nous sommes penché n’assènent pas des vérités toutes faites. Elles tâtonnent, hésitent toujours, s’égarent parfois. Certaines deviennent des experts renommés au-delà des bancs de l’université ou des centres de recherche qui les emploient. D’autres sont moins connues. Il est souvent difficile de les classifier tant leur pensée multiforme déborde des catégories dans lesquelles nous aurions la paresse de les enfermer. Leur positionnement géographique et leur genre nous apprennent que l’Afrique se dit au pluriel. "Il existe plusieurs Afrique, avec des trajectoires différentes, des histoires et des mémoires diverses, des expériences du politique qui sont loin d’être identiques. […] L’Afrique n’est pas un espace géographique mais plutôt une pluralité d’imaginaires, de cultures, de temporalités", défend la philosophe sénégalaise Aminata Diaw dans un article publié en 2004 dans la revue Diogène.
La traite transatlantique puis la colonisation ont fait que l’Afrique se dit aussi hors du continent, parmi les diasporas, renchérit le philosophe camerounais Jean-Godefroy Bidima (La Philosophie négro-africaine, 1995). Aujourd’hui, historiens, politologues, philosophes, scientifiques… africains sont de plus en plus recrutés par les universités américaines. Mais force est de constater que le monde des idées est encore largement dominé par les hommes. "Au sein de la philosophie américaine, le ratio entre les hommes et les femmes est tout aussi élevé, témoigne Appiah. Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de femmes philosophes en Afrique. Il y a par exemple une littérature significative sur l’égalité des sexes en Afrique du Sud. Mais les questions de genre sont, en effet, insuffisamment étudiées." Et la philosophie africaine, comme la pensée occidentale, demeure une "géronto-phallosophie", confirme Jean-Godefroy Bidima.
Les chercheurs présentés ici ne sont pas nécessairement en accord les uns avec les autres. Les échanges entre eux peuvent parfois être vifs, mais tous s’accordent pour dire que la discussion et le débat d’idées sont indispensables à la construction d’un vivre-ensemble serein. Car l’enjeu est bien là : vivre en harmonie dans nos sociétés, avec les nôtres et avec les autres.
Stratégie payante
Créé en 1973, le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) joue un rôle important dans la promotion des sciences sociales sur le continent. Basé à Dakar, ce centre publie essentiellement en anglais, mais aussi en français et dans une moindre mesure en arabe et en portugais, les travaux des chercheurs membres de son réseau. Financé en grande partie par des pays scandinaves et des fondations américaines, le Codesria a su nouer des partenariats stratégiques avec des universités américaines, permettant ainsi à des personnalités comme Mamadou Diouf, Thandika Mkandawire ou Souleymane Bachir Diagne d’intégrer une communauté intellectuelle internationale.
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