Djibouti – Mahmoud Ali Youssouf : « Avec l’Éthiopie, nous sommes la locomotive de la région »

Présence militaire étrangère, émergence de la Chine, tiédeur des relations avec la France, refus de légaliser les partis islamistes, axe géostratégique avec Addis-Abeba… Le ministre djiboutien des Affaires étrangères,Mahmoud Ali Youssouf, fait le point sur ces grands dossiers. Pour ce diplomate de 49 ans, également porte-parole du gouvernement, seule une intégration économique poussée permettra à la région de surmonter crises et conflits.

Le ministre djiboutien des Affaires étrangères, Mahmoud Ali Youssouf. © JENNY VAUGHAN / AFP

Le ministre djiboutien des Affaires étrangères, Mahmoud Ali Youssouf. © JENNY VAUGHAN / AFP

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Publié le 2 juillet 2014 Lecture : 6 minutes.

Djibouti : tenir le Cap
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Djibouti : tenir le Cap

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Présence militaire étrangère, émergence de la Chine, tiédeur des relations avec la France, refus de légaliser les partis islamistes, axe géostratégique avec Addis-Abeba… Le ministre djiboutien des Affaires étrangères fait le point sur ces grands dossiers. Pour ce diplomate de 49 ans, également porte-parole du gouvernement, seule une intégration économique poussée permettra à la région de surmonter crises et conflits.

Jeune afrique : Le partenariat stratégique avec les États-Unis vient d’être consolidé et la présence militaire américaine sera prolongée. Mais Djibouti est très courtisé, notamment par Pékin et Moscou. N’avez-vous pas peur que Washington en soit irrité ?

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Mahmoud Ali Youssouf : Nous avons en effet été approchés par les Russes, qui souhaitent participer à la lutte contre la piraterie et protéger leurs navires. Nous fournissons déjà des services à leurs forces navales en leur offrant des facilités de mouillage lorsqu’elles accostent à Djibouti. Nous discutons également avec les Chinois afin de les associer aux efforts menés par tous les pays en matière de sécurité maritime et de lutte contre le terrorisme et la piraterie.

Nous avons par ailleurs déjà travaillé avec les Américains, les Français, les Japonais, les Italiens, les Espagnols et les Allemands. Ces armées ont parfois utilisé les mêmes infrastructures militaires et il n’y a jamais eu de frictions. Nous pensons qu’il est possible de collaborer dans le cadre de stratégies et d’opérations transversales car, contre les extrémistes (Shebab ou Al-Qaïda), tout le monde partage peu ou prou les mêmes intérêts.

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Ceci étant, nous faisons attention à ce qu’une présence militaire permanente ne crée pas inutilement de conflits d’intérêts. La situation en Ukraine et la crise syrienne ont créé des tensions entre les grandes puissances. Nous n’allons évidemment pas positionner deux pays ayant des intérêts contradictoires sur un même champ d’opérations.

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Supplantant les pays du Golfe, la Chine est devenue le premier investisseur étranger à Djibouti. Pourquoi et comment l’est-elle devenue ?

Cette évolution s’inscrit dans une stratégie globale. La Chine est venue en Afrique non par altruisme mais par calcul économique. Cette puissance émergente cherche à créer un marché pour écouler ses produits. Et doit donc investir dans des infrastructures pour désenclaver l’intérieur du continent, car, sans cela, impossible de faire du commerce à grande échelle.

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En plus des matières premières, la Chine doit trouver des marchés sur lesquels se positionner afin de constituer un espace économique pour ses propres entreprises. Traditionnellement, l’Europe s’appuie sur le commerce intracommunautaire et sur ses échanges avec les États-Unis. Historiquement, le Japon a jeté son dévolu sur les pays d’Asie du Sud-Est. Les choix qui s’offraient à la Chine étaient assez limités, d’où son tropisme africain.

Pour notre continent, qui manque cruellement d’infrastructures, ce partenariat est une aubaine. Tous les grands projets financés par la Chine à Djibouti s’inscrivent dans une perspective régionale et s’expliquent par le dynamisme de notre économie et celui de l’économie éthiopienne.

Du côté des entreprises françaises, la léthargie persiste. Nous le regrettons.

Longtemps, la France a été votre partenaire privilégié voire exclusif. Elle paraît aujourd’hui très en retrait. La frilosité de ses entreprises risque-t-elle de compromettre l’avenir de la francophonie à Djibouti ? Cette tendance est une réalité. Comment expliquer un tel désintérêt pour l’Afrique ?

La compétitivité des entreprises françaises n’est sans doute pas à la hauteur de celle des pays émergents, beaucoup plus agressive. À maintes reprises, nous avons essayé de sensibiliser les milieux d’affaires français aux opportunités qui existent dans la région. Le président Ismaïl Omar Guelleh s’est rendu au Medef [organisation patronale française] lors de sa visite à Paris, en 2007, et a encore évoqué le sujet lors de sa rencontre avec le président François Hollande, à Addis-Abeba, en janvier 2013, en marge du sommet de l’Union africaine.

Pourtant, cette léthargie persiste. Nous le regrettons. Djibouti est un pays linguistiquement enclavé. Si la francophonie ne s’inscrit pas dans une perspective économique, elle sera progressivement amenée à disparaître en tant qu’espace d’échange et de commerce. Elle restera un instrument de communication culturelle, bien entendu. Mais, aujourd’hui, le facteur économique a pris le dessus. Aucun de nos voisins n’utilise le français comme langue de communication, et nous sommes bien obligés de nous adapter.

Le président Guelleh a réitéré son refus de légaliser un parti d’obédience islamiste, le Mouvement pour le développement et la liberté (Model). Cette position va un peu à contre-courant de ce qui se fait depuis le Printemps arabe. Est-ce une décision respectée et comprise par vos partenaires arabes ?

Aujourd’hui, notre Constitution exclut qu’un parti soit fondé sur une base ethnique ou religieuse. C’est un fait. L’émergence du parti religieux auquel vous faires allusion, certainement liée à un effet de contagion, a créé une situation inédite. Mais il n’y a pas eu de révolution à Djibouti. Et nous sommes assez sceptiques par rapport à ce qui s’est passé dans les pays qui ont connu le Printemps arabe. Nous ne souhaitons pas qu’un État comme le nôtre, aux ressources très limitées, entre dans une phase d’instabilité et de turbulence pour de longues années.

Cela ruinerait les progrès et les acquis que nous avons réussi à réaliser ces dernières années. C’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. La Tunisie, l’Égypte et la Libye disposaient de ressources, naturelles ou agricoles. Djibouti, lui, n’a ni agriculture ni pétrole. D’où notre méfiance face à l’émergence de ces partis qui disent vouloir se constituer sur des bases religieuses.

Au lendemain de son indépendance, Djibouti a cultivé un certain isolationnisme. Désormais, le pays semble décomplexé et n’a plus peur de se dissoudre dans un ensemble éthiopien bien plus vaste et peuplé. L’intégration économique avec l’Éthiopie est de plus en plus poussée. Comment l’expliquez-vous ?

Beaucoup de choses ont changé après le début de la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée, en 1998. Sous l’impulsion de Mélès Zenawi, son ancien Premier ministre, l’Éthiopie a opté pour une ambitieuse politique de transformation – le Five-Year Growth and Transformation Plan – visant à l’ouvrir au monde.

Il a fallu réfléchir aux complémentarités, à un système au sein duquel Djibouti serait le débouché maritime de l’Éthiopie enclavée, sa porte d’entrée et de sortie. Les projets se sont rapidement multipliés. La confiance s’est bâtie au fil des ans. Aujourd’hui, cette intégration se fait tout naturellement. Mais elle a été précédée et portée par des choix politiques. Notre ambition commune : que Djibouti et l’Éthiopie forment, demain, à la fois le noyau dur et la locomotive de la communauté économique régionale de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad).

La région étant déchirée, plus qu’aucune autre, par les crises et les conflits, n’est-ce pas utopique ?

Oui et non. Ces conflits peuvent expliquer le retard de la région en termes d’intégration. Si nous comparons notre situation avec celles de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ou de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), nous avons deux décennies de retard.

Mais, à l’ère de la mondialisation, l’intégration économique régionale est une obligation. Beaucoup de crises et de conflits sont conjoncturels. Rien de profond n’oppose les peuples érythréen, éthiopien et djiboutien. Nous voulons croire que, à terme, nous parviendrons à transcender la situation actuelle et que l’espace économique de l’Igad finira par voir le jour. Il est indispensable.

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Homme du sérail

Mahmoud Ali Youssouf a débuté sa carrière au ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale en 1992. Titulaire d’un diplôme universitaire en langues étrangères appliquées obtenu en France, ce polyglotte – il parle anglais, arabe et swahili, en plus du français – devient directeur du département Affaires arabes, avant d’être nommé ambassadeur en Égypte et représentant permanent auprès de la Ligue des États arabes en janvier 1997. En 2001, il est nommé ministre délégué à la Coopération internationale puis ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale en mai 2005. Membre de la majorité présidentielle et proche d’Ismaïl Omar Guelleh, il est reconduit dans ses fonctions en 2008, 2011 et 2013. Il est également porte-parole du gouvernement depuis trois ans.Olivier Caslin

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