Tunisie : quand l’union (de Nidaa Tounes et d’Ennahdha) fait… la faiblesse
L’alliance conclue entre les ennemis d’hier – modernistes de Nidaa Tounes et islamistes d’Ennahdha – augurait de lendemains meilleurs. Elle s’est finalement révélée source de blocage et d’immobilisme. Explication.
Ils auraient sans doute mérité d’être récompensés, autant sinon plus que le quartet du Dialogue national, lauréat du Nobel de la paix 2015. Car si ce dernier a joué un rôle de facilitateur, c’est d’abord l’entente entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi qui a rendu possible le « miracle tunisien » salué par le comité d’Oslo : l’achèvement pacifique de la transition démocratique, la rédaction d’une Constitution consensuelle et une alternance sans vainqueurs ni vaincus. En acceptant de se rencontrer, le 14 août 2013, à Paris, les leaders de Nidaa Tounes et d’Ennahdha ont jeté les bases du compromis historique qui allait éviter à la Tunisie de connaître un sanglant scénario à l’égyptienne. Conscients à la fois des risques et du rapport des forces, ils ont su s’arrêter au bord du précipice, alors que leurs bases, radicalisées par les événements dramatiques de l’été (le meurtre de Mohamed Brahmi et le massacre des militaires au mont Chaambi), poussaient à l’affrontement.
Rached Ghannouchi mène-t-il la danse ?
Aujourd’hui, les ennemis d’hier gouvernent presque ensemble. Cette cohabitation inédite a des vertus indéniables – elle procure une solide assise parlementaire au gouvernement et pacifie le jeu politique – mais aussi un vice : à l’usage, elle se révèle source de blocage et d’immobilisme. La séquence électorale d’octobre-décembre 2014 a consacré la bipolarisation de la scène politique et confirmé l’ascendant des modernistes de Nidaa. Pourtant, en l’absence de majorité nette à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) – Nidaa Tounes dispose de 86 sièges et Ennahdha de 69, sur un total sur 217 -, les deux mouvements ont dû composer pour former un gouvernement de coalition.
Certes, la présence des islamistes reste avant tout symbolique, avec 1 ministre et 3 secrétaires d’État, même si, au Parlement, le rapport est plus équilibré : Abdelfattah Mourou, le cofondateur du parti religieux, a hérité de la première vice-présidence, et trois présidences de commission (dont celle de la Femme) sont revenues à des représentants de son mouvement. Mais Ennahdha a su profiter des atermoiements du Premier ministre, Habib Essid, et de la crise qui secoue le parti présidentiel pour s’arroger une sorte de droit de regard sur les nominations (et les révocations) dans la haute fonction publique. Rached Ghannouchi apparaît comme le grand marionnettiste, l’homme qui tire toutes les ficelles en coulisses. C’est évidemment faux, mais, en politique, la perception compte autant que la réalité…
L’impact de cette cohabitation est dévastateur sur les électeurs de Nidaa, qui s’étaient massivement mobilisés autour du mot d’ordre du « vote utile » (le vote anti-Ennahdha) et qui ont maintenant le sentiment que leurs leaders se sont fourvoyés dans une alliance contre nature. Il est vrai que, tout au long de la campagne, ceux-ci avaient assuré qu’aucun accord n’était envisageable avec les islamistes. Ce « mariage forcé » ne satisfait aucun des deux camps. Cependant, à la différence des militants islamistes, plus disciplinés, ceux de Nidaa étalent volontiers leurs états d’âme sur la place publique – ou sur les réseaux sociaux, ce qui, en Tunisie, revient au même.
« Dans une coalition, chacun doit faire des concessions, observe un député du parti présidentiel. Le problème, c’est que beaucoup de nos partisans réagissent de manière épidermique, émotionnelle, interprètent chaque compromis comme un renoncement, une trahison. Mais avions-nous une alternative, à partir du moment où le Front populaire [la formation d’extrême gauche de Hamma Hammami, quatrième force du Parlement, avec 15 sièges] a refusé d’intégrer le gouvernement ? »
L’électorat de Nidaa Tounes, ancien partisan d’Ettakatol
Le désarroi de l’électorat nidaïste s’explique d’abord par un traumatisme ancien, qui remonte aux élections d’octobre 2011. C’est le « syndrome Ettakatol », du nom du parti d’obédience sociale-démocrate fondé par Mustapha Ben Jaafar, arrivé en troisième position aux élections à l’Assemblée constituante. La plupart des électeurs qui avaient accordé leur suffrage à ce parti – l’un des rares à s’être opposé avec modération et constance au régime de Ben Ali – étaient en effet issus des classes moyennes et supérieures, culturellement modernistes et souvent francophones.
Aujourd’hui, ces « grands brûlés de la politique » ont le sentiment de revivre la même pièce, à trois ans d’intervalle, et la pilule ne passe pas
Séduits par son discours sur l’éthique et les valeurs, et par son honnêteté revendiquée, ils avaient plébiscité la figure de Ben Jaafar sans s’imaginer que celui-ci pourrait s’allier avec Ennahdha et le CPR de Moncef Marzouki au lendemain du scrutin. Humiliés, persuadés d’avoir été dupés, habités par le remords, ils se sont détournés de leur parti d’origine et ont fini par se rallier en masse à Nidaa Tounes (créé en juin 2012), dans une forme d’expiation. Tous étaient conscients du caractère hétéroclite et ambigu de cette nouvelle formation, qui intégrait en son sein des personnalités liées à l’ancien régime, mais, à les entendre, il s’agissait d’un « moindre mal » comparé à une compromission avec les islamistes rétrogrades. Aujourd’hui, ces « grands brûlés de la politique » ont le sentiment de revivre la même pièce, à trois ans d’intervalle, et la pilule ne passe pas. Leur bruyant désarroi contribue largement à ce climat de désillusion qui a plombé, d’entrée, le gouvernement Essid…
Pourtant, force est de constater qu’Ennahdha a donné des gages en premier, bien avant les élections de 2014. Ghannouchi a multiplié les concessions au nom de l’apaisement et du consensus, obligeant son parti à renoncer à un pouvoir qu’il détenait encore à l’automne 2013 et baissant pavillon à la Constituante lors du vote de la Constitution. L’amendement sur mesure instaurant une limite d’âge (75 ans) pour se porter candidat à la présidentielle, qui était clairement dirigé contre Béji Caïd Essebsi, à l’époque âgé de 87 ans, a été rejeté in extremis grâce à une partie des députés d’Ennahdha, la frange fidèle à Ghannouchi. Et la Constitution a été expurgée de toute référence à la charia. Après l’été 2013 et la destitution de Mohamed Morsi en Égypte, le leader islamiste n’a plus poursuivi qu’un seul objectif : assurer la survie de son mouvement et son enracinement dans le paysage institutionnel. Et il n’a pas hésité à ferrailler avec les faucons de son propre camp, qui auraient souhaité qu’Ennahdha apporte son soutien à la candidature de Moncef Marzouki pour faire obstacle à « BCE ».
Objectif d’Ennahda : se rendre indispensable
La participation au gouvernement Essid a suscité bien des remous en interne, surtout que les islamistes ont dû se contenter de quelques strapontins, mais, aux yeux de leur chef, l’essentiel était ailleurs : affirmer la centralité d’Ennahdha dans le paysage politique et conjurer le risque d’une « OPA idéologique » de la gauche sur Nidaa, dans l’éventualité où ce dernier se serait allié avec le Front populaire. En somme : ligoter son adversaire en se rendant indispensable. Ghannouchi, chaque fois qu’il l’a pu, a monnayé son soutien et fait monter les enchères. Mais sa « loyauté » n’a jamais été prise en défaut lorsque l’exécutif était vraiment en difficulté. Il a calmé le jeu dans le Sud lors de la campagne démagogique winou’l-petrol ? (« où est le pétrole ? »), orchestrée par les partisans de Marzouki.
Son parti a voté sans ciller la loi antiterroriste, ressortie des cartons où elle dormait après la tuerie de Sousse, le 26 juin 2015. Enfin, Ennahdha a appuyé l’initiative présidentielle sur la réconciliation nationale économique, brocardée par la gauche et une partie de la société civile. Une attitude qui, paradoxalement, alimente les soupçons. Qu’a-t-elle pu obtenir en échange ? « Contrairement à ce que l’on lit ou l’on raconte, il n’y a pas eu de préconditions sur le programme gouvernemental, le modèle sociétal ou je ne sais quelle clause secrète, explique un proche du chef de l’État. Ghannouchi joue en défense, sa seule ligne rouge, c’est la révision des nominations. Il veut à tout prix empêcher une chasse aux sorcières, des purges dans l’administration. »
On estime à 7 800 les nominations partisanes décidées à son avantage et qui ont mis sens dessus dessous l’appareil de l’État
Pendant les deux ans de gouvernance de la troïka, entre 2012 et début 2014, Ennahdha a consciencieusement placé ses hommes et colonisé les rouages de l’État. On estime à 7 800 les nominations partisanes décidées à son avantage et qui ont mis sens dessus dessous l’appareil de l’État. C’est un trésor de guerre auquel le parti islamiste ne veut renoncer à aucun prix.
Ce « mariage forcé » est donc à la fois une chance et une sérieuse contrainte pour le gouvernement. Ennahdha n’a pas d’idées, seulement des positions de pouvoir à défendre. Elle ne fera pas obstruction aux projets de réformes tant qu’ils ne touchent pas à ses « totems civilisationnels », mais s’attachera à contrarier les tentatives de remise en ordre de l’administration ou de révision des nominations. Or, à en croire une source à la présidence, le Premier ministre, dont c’était la mission initiale, semble maintenant s’accommoder de la situation.
Fragilisé par la succession de mauvaises nouvelles et par les attentats du Bardo et de Sousse, il se serait rapproché du parti islamiste depuis qu’il se croit menacé. Il pense que sa survie politique est indexée au soutien que lui apportera le leader du parti islamiste, qu’il cherche maintenant à ménager. Drôle de cohabitation, à la fois gage de stabilité politique et institutionnelle, et source d’immobilisme et de blocage ! La thérapie de choc dont le pays aurait cruellement besoin attendra le prochain gouvernement ou la prochaine législature…
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