Comment l’État islamique tente de gagner du terrain en Libye
Pour contrebalancer ses défaites en Irak et en Syrie, Daesh tente de gagner du terrain dans le pays. Au sein de l’ancien fief de Kadhafi, à Syrte, il fait déjà régner la terreur.
Daesh : la cible africaine
En proie aux bombardements de la coalition internationale dans sa matrice irako-syrienne, l’État islamique se redéploie en Libye et menace directement ses voisins maghrébins et sahéliens. Objectif : rallier à lui tous les groupes terroristes de la région.
Les caravanes de pick-up arborant l’étendard noir n’ont aucun point commun avec les caravanes qui venaient autrefois de toute l’Afrique pour commercer dans la ville antique de Syrte, en Libye. Ces convois ne transportent ni orge ni dattes. Plutôt des kalachnikovs et des fous d’Allah de l’État islamique (EI ou Daesh) venus imposer dans le sang leur interprétation très personnelle de la charia : celle-là même qui autorise tous les crimes. Syrte n’est plus que l’ombre d’elle-même. De la cité méditerranéenne et de ses rues qui ont vu naître et mourir le « Guide » Mouammar Kadhafi ne s’échappe plus aucune musique.
Le voile couvre ses habitantes déchues de leurs droits – les célibataires sont mariées de force à des combattants. Cigarettes et alcool sont bien sûrs interdits, les commerces – qui doivent s’acquitter d’une taxe – sont fermés à l’heure de la prière et les contrevenants condamnés à 80 coups de bâton. Les tribunaux islamiques sont implacables : les quatre premières crucifixions et les deux premières décapitations publiques ont eu lieu en août. Ce même mois, l’imam salafiste Khalid Ibn Rajab Ferjani a été assassiné pour avoir refusé de prêter allégeance. Une dizaine de membres de sa tribu, les Ferjan, ont été tués après avoir protesté. Et les cadavres sont exposés aux ronds-points d’Al-Zaafaran et de Bouhadi, et sur le pont de Gharbiat.
Syrte, le fief de l’EI en Libye
Sur les 75 000 habitants environ que comptait cette ville côtière du centre de la Libye, seuls 10 000 à 15 000 n’auraient pas fui. Les récits des survivants, des réfugiés, et même des milices qui ont été chassées par l’EI, précis et macabres, sont en tout point semblables à ceux venant de Syrie et d’Irak, où Daesh a proclamé son califat en juin 2014.
Abu al-Mughirah al-Qahtani, le chef délégué de la wilaya libyenne de l’EI, a déclaré : « La Libye revêt une grande importance parce qu’elle est en Afrique et au sud de l’Europe. Elle possède également un réservoir inépuisable de ressources. Elle s’ouvre sur le désert africain, qui s’étend sur plusieurs pays. » Et Syrte est devenue sa porte d’entrée – le commandement a été installé au centre de conférences Ouagadougou -, une base arrière qui attire de plus en plus de jihadistes étrangers. Les 2 000 à 3 000 combattants (selon les estimations) de l’EI libyen sont notamment composés de Tunisiens, d’Algériens, d’Égyptiens, d’Irakiens, de Yéménites, de Maliens et de Soudanais.
Sans être encore alarmistes (à l’exception de l’Italie et de la France), les pays occidentaux suivent de près la situation. Dans la nuit du 13 au 14 novembre, des frappes américaines ont visé Abu Nabil, un cadre irakien installé à Derna, la première ville libyenne où l’EI a débarqué, en novembre 2014, avant d’en être chassé en juin par une population excédée et de choisir Syrte comme nouvelle base. Peu de temps après son décès, un autre responsable irakien, Abu Ali al-Anbari, est venu prendre sa place.
Ses principales sources de financement proviennent du trafic de migrants, d’armes, de drogues et de certaines marchandises comme les cigarettes
L’EI exporte ses compétences et sa méthode irako-syrienne : il consolide son pouvoir à Syrte et dans les alentours – son territoire s’étend sur 250 kilomètres selon le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian – et prend le contrôle des grands axes routiers. Il développe des métastases dans le reste du pays – Nawfaliya et Ajdabiya plus à l’est, Waddan plus au sud – et mène des attaques ciblées dans les grandes villes, comme à l’hôtel Corinthia en janvier 2015, où il a tué huit personnes dont cinq étrangers.
Sa capacité à produire des revenus semble encore limitée mais suffisante au regard du nombre de combattants, explique un rapport du Conseil de sécurité des Nations unies diffusé le 19 novembre. Ses principales sources de financement proviennent du trafic de migrants, d’armes, de drogues et de certaines marchandises comme les cigarettes et les produits subventionnés, de droits de passage installés sur les routes de contrebande, de racket ou encore d’enlèvements contre rançon. Des fonds auraient aussi été acheminés depuis le siège irako-syrien de l’organisation. Il ne tire en revanche du pétrole « aucun revenu notable à l’heure actuelle », indique le document.
L’Afrique, un terreau favorable ?
Ébranlé par ses récentes défaites en Irak et en Syrie (dont Tal Abyad, Sinjar et al-Hol) et les bombardements de la coalition internationale, l’EI mise désormais sur une croissance ex nihilo. Mais les greffes ne prennent pas toujours, comme en Afghanistan, où les Talibans font de la résistance. L’Afrique est un terreau plus favorable à son expansion : au moins huit groupes lui y ont déjà prêté allégeance, comme en Égypte, dans le Sinaï (où l’organisation a revendiqué l’attentat contre un avion rempli de touristes russes, le 31 octobre), ou au Nigeria avec Boko Haram (les combattants d’Afrique subsaharienne qui rejoignent l’EI en Libye sont d’ailleurs surnommés les Boko Haram).
En Libye, Daesh profite davantage de la désorganisation du pays où deux gouvernements (l’un à Tripoli et l’autre à Tobrouk, reconnu par la communauté internationale) et de multiples milices s’affrontent depuis quatre ans, que du soutien de la population et des autres groupes jihadistes. « L’EI aura besoin d’alliances locales […]. De telles alliances sont difficiles à nouer dans un contexte où les loyautés sont instables et ne dépendent pas au premier titre de l’idéologie », remarque le document onusien.
À Derna, face aux exactions de l’EI contre les civils, une partie de la population s’est ralliée à la Choura des Moudjahidine. Aux dernières nouvelles, selon une source de renseignement nigérienne, « les groupes affiliés à Al-Qaïda [Al-Mourabitoune, Ansar al-Charia, etc.] sont en train de s’unir en une seule organisation pour contrer l’expansion de l’EI ». Et il y a urgence, alors que « le commandement de Daesh demande aux nouvelles recrues de se diriger vers la Libye », selon Mohamed Dayri, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Tobrouk.
LES PRINCIPAUX CHEFS DE L’EI LIBYEN
Abu al-Mughirah al-Qahtani, chef délégué pour la wilaya libyenne. Il serait en poste au siège de l’EI irako-syrien.
Wissam al-Zubaidi (alias Abu Nabil al-Anbari),
Turki Mubarak al-Binali (alias Abu Soufian), prédicateur bahreïni membre du conseil religieux de l’EI irako-syrien, chargé de répandre l’idéologie de l’organisation. Abu Abdellah al-Ouerfalli, émir chargé de superviser Syrte. Abu Mohamed Sefaxi, un Tunisien chargé du commandement opérationnel de Syrte. Abu Talha al-Libi, recruteur libyen de combattants sahéliens installé dans le Sud libyen.
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