Tunisie : la triple menace libyenne

Économique, sécuritaire, politique, le délitement de l’ex-Jamahiriya fait peser une triple menace sur le pays. Comment y faire face ?

Militaires en faction au poste frontalier de Ras Jedir. © FATHI NASRI/ANADOLU AGENCY/AFP

Militaires en faction au poste frontalier de Ras Jedir. © FATHI NASRI/ANADOLU AGENCY/AFP

Publié le 23 décembre 2015 Lecture : 5 minutes.

Des représentants des deux Parlements libyens rivaux, le Congrès général national (CGN), dont le siège est à Tripoli, et la Chambre des représentants, installée à Tobrouk, se sont entendus, à la surprise générale, le 6 décembre, à Tunis, pour former un gouvernement d’union nationale. Las ! L’accord est aussitôt dénoncé par les autorités de Tobrouk et par l’ONU, qui pointent du doigt les conditions obscures de l’initiative. Nouveau raté d’une réconciliation qui aurait considérablement soulagé la Tunisie, tant la menace que fait peser le bourbier libyen est lourde.

Avant que d’être sécuritaire, l’impact du délitement du premier partenaire maghrébin de Tunis est économique. Selon Habib Zitouna, directeur général de l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ), « l’afflux des ressortissants libyens a contribué à l’inflation, notamment dans l’immobilier, l’agro-alimentaire et les services, mis la pression sur la Caisse de compensation avec une hausse de la consommation et contribué au recul de la croissance ». Plus concrètement, les échanges bilatéraux ont chuté de plus de 75 %, une centaine de sociétés tunisiennes opérant sur le territoire libyen ont dû cesser leur activité, et le prix des hydrocarbures, fournis jusqu’en 2011 à un tarif préférentiel, a flambé. En outre, la crise libyenne a eu des répercussions sur les échanges tuniso-égyptiens, dont 70 % du volume s’effectuent par voie terrestre. Enfin, les cliniques privées tunisiennes continuent de réclamer plus de 50 millions d’euros à l’ex-Jamahiriya pour les soins dispensés à ses blessés.

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Mais tout n’est pas noir. L’arrivée massive de Libyens en Tunisie a dynamisé la location immobilière, les services de santé destinés aux familles et, plus généralement, le secteur de la consommation, mais sans que l’État n’en perçoive les retombées, les transsactions étant le plus souvent effectuées au noir. Dénoncé par les six gouvernements tunisiens successifs, le marché parallèle, qui contribue au PIB à hauteur de quelque 50 %, a permis aux populations de part et d’autre de la frontière d’engranger d’importants revenus. Mais nul n’avait mesuré les conséquences de la contrebande sur la sécurité. Dès la chute de Kadhafi, armes et explosifs sont entrés massivement en Tunisie : une kalachnikov s’échangeait, fin 2011, à 500 euros à Tunis et à 200 euros à Gabès.

Daesh en Libye

Tant que les affaires tournaient, tout le monde s’en accommodait. Il a fallu que le terrorisme frappe et que le repli de Daesh vers la Libye soit évoqué pour que la donne change. Pourtant, le lien entre mouvances jihadistes, camps d’entraînement en Libye, recrutements pour la Syrie et terrorisme avait été clairement établi. Mais la Tunisie ne semblait pas prête à prendre des mesures, d’autant que le changement de régime et la recomposition du paysage politique l’avaient conduite à adopter une position diplomatique inhabituelle. Prédicateurs extrémistes reçus en grande pompe, rupture des relations avec la Syrie, laxisme à l’égard d’Ansar al-Charia, extradition de l’ex-Premier ministre libyen Baghdadi Mahmoudi et tractations en coulisses avec les islamistes de Fajr Libya (« Aube libyenne », liée au CGN) dénotaient une réelle absence de vision et de stratégie.

Selon l’ONU, sur les 5 000 jihadistes que compte l’État islamique (EI) en Libye, 1 000 à 1 500 sont tunisiens, sans compter ceux qui s’apprêtent à revenir de Syrie, via Syrte, où Daesh a implanté douze camps en dix-huit mois. « Wicem Zbidi, bras droit du « calife » Abou Bakr al-Baghdadi, avait été mandaté en Libye pour organiser une filière locale, avant d’être tué par les Américains. C’est dire l’importance de la région dans l’agenda de l’EI », rapporte le journaliste Jamel Arfaoui. « Daesh est à 70 km de nos frontières », a admis le chef du gouvernement tunisien en septembre, alors que Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, a déclaré, en juin 2015, que « ce qui sépare la Tunisie du terrorisme extérieur et de Daesh n’est autre que Fajr Libya. Il faudra donc considérer Fajr Libya comme notre première ligne de défense. Cela nous impose de réévaluer nos alliances ». De facto, les auteurs des attentats du Bardo, d’El-Kantaoui et de l’avenue Mohammed-V sont passés par les camps libyens, de même que les katibas démantelées, comme celle d’El-Forqane.

Le danger n’est pas tant la puissance de feu des groupes armés libyens que l’arsenal, l’argent et les ressources humaines disponibles en Tunisie

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Mais l’analyste politique Bassel Torjemane observe que le danger n’est pas tant la puissance de feu des groupes armés libyens que l’arsenal, l’argent et les ressources humaines disponibles en Tunisie. Face à ces inconnues, les forces de sécurité alignent 27 000 soldats (30 000 d’ici à la fin de 2016), 30 000 gardes nationaux et 75 000 policiers. Pour Mounir Ksiksi, commandant de la garde nationale, « la puissance de feu de l’armée dépasse de très loin celle des groupes terroristes en termes d’équipements et d’effectifs ». Cependant, avant que d’envisager des positions offensives pour des corps qui n’ont jamais été confrontés à une guerre, les observateurs appellent à des décisions simples, comme la mise sous surveillance électronique du mur, ou plutôt du fossé entre Ras Jedir et Dhiba, censé sécuriser 168 des 450 km de frontière commune.

On évoque aussi leur fermeture ou l’instauration d’un visa pour les Libyens, mais cela n’empêchera pas les infiltrations, tant la frontière est poreuse. « Les risques sont là, mais la Tunisie ne sera pas agressée par des hordes déferlantes. Les complications viendraient d’un effet d’entraînement sur les populations du Sud, en lien avec la contrebande mais aussi parentes avec des tribus des régions frontalières », explique Rafaa Tabib, spécialiste des questions libyennes.

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Une diplomatie tunisienne négligente ?

Une guerre en Tunisie équivaudrait à un conflit aux portes de l’Europe. Or, depuis juillet 2015, le pays bénéficie du statut d’allié majeur non membre de l’Otan et revoit, parfois à tâtons, son positionnement diplomatique avec ses voisins et ses alliés de la région depuis la mise en place du gouvernement Essid. Pour ne rien arranger, la Tunisie est le seul pays à avoir reconnu en même temps le gouvernement de Tobrouk et celui de Tripoli et à avoir désigné des consuls qui n’ont jamais pris leurs fonctions. Pis, elle a plié face à des milices qui séquestraient des travailleurs tunisiens pour les échanger contre des Libyens arrêtés en Tunisie.

Dans tous les cas, il est urgent d’ouvrir des canaux de discussion avec différents interlocuteurs en Libye. « La diplomatie tunisienne a négligé des vis-à-vis comme les tribus de Zintane et de Zouara, ou celle de Jebel Gharbi, menée par Atef Berguig, ou l’armée des tribus de Jebel Nefoussa, commandée par Amor Tentouche, ainsi que les Mhamid, les Ouled Naïl, les Siaar et les Tabbou. Ils peuvent faire office de médiateurs dans un environnement difficile à décrypter où les lignes ne cessent de bouger », précise Rafaa Tabib. Prendre la mesure de la nouvelle configuration de la Libye et créer des alliances avec les tribus de l’Ouest en sortant d’une diplomatie compassée est aussi essentiel qu’établir des contacts avec Khaled Cherif, un ancien de Guantánamo, et Samir Saadi, d’Al-Qaïda, deux seigneurs de guerre à la tête de puissantes milices.

La Tunisie semble se préparer au pire, mais tente aussi le meilleur, quitte à passer par des canaux officieux, comme les réseaux de l’homme d’affaires Chafik Jerraya ou du patron de Nessma TV, Nabil Karoui, et à faire chou blanc. Du fiasco du 6 décembre, il faut retenir que la Tunisie aspire à la paix, mais il lui faudra ne pas oublier la guerre.

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