Jérôme Heurtaux : « La Tunisie démocratique est terriblement isolée »
Le spécialiste de la sociologie des changements de régime Jérôme Heurtaux étudie actuellement les recompositions des élites dans la Tunisie post-révolutionnaire. Interview.
Tunisie : la révolution, cinq ans après
Une économie paralysée, une classe politique dépassée, une jeunesse déboussolée… L’espoir suscité par la chute de Ben Ali en 2011 a laissé place à une profonde désillusion. Pourtant, la flamme de la révolution n’est pas près de s’éteindre.
Jérôme Heurtaux est maître de conférences en science politique à l’université Paris-Dauphine et chercheur en détachement à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), à Tunis. Les recherches actuelles de ce spécialiste de la sociologie des changements de régime portent sur les recompositions des élites dans la Tunisie post-révolutionnaire. En 2012, il a publié (avec Frédéric Zalewski) une Introduction à l’Europe postcommuniste, aux éditions De Boeck, à Bruxelles.
Jeune Afrique : Après la chute du mur de Berlin, en 1989, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie ont accompli une transition démocratique qui leur a permis, quinze ans après, d’intégrer l’Union européenne. Vous avez travaillé sur les cas de la Pologne et de la Tunisie. La comparaison se justifie-t-elle ? Ces pays ont-ils mieux négocié le tournant que la Tunisie, qui, cinq ans après sa révolution, semble toujours hésiter et se chercher ?
Jérôme Heurtaux : Comparaison n’est pas raison. Le rapprochement est pertinent, et, sous certains aspects, il peut être éclairant, mais certaines différences sont irréductibles et doivent amener à nuancer les jugements. En Tunisie, le changement de régime a d’abord pris un tour violent, comme en Roumanie, quand la plupart des pays de l’Est ont connu un changement pacifique. En Pologne, le général Jaruzelski a consenti à des élections semi-libres en juin 1989 parce que le pays avait un besoin urgent de réformes structurelles : il voulait en partager le coût politique avec le syndicat Solidarité [Solidarnosc], qui était la principale force de l’opposition.
Ensuite, les pays de l’ancien bloc de l’Est ont été confrontés simultanément à une triple transition. Une transition politique vers la démocratie, mais aussi une transition économique radicale et une transition en matière de souveraineté, puisqu’ils sont passés d’une souveraineté limitée par Moscou à une souveraineté pleine et entière. Il faut nuancer l’idée selon laquelle les transitions est-européennes ont été un chemin pavé de roses, les « thérapies de choc » mises en œuvre dès 1990 pour précipiter le passage à l’économie de marché ont provoqué un désastre social, la marginalisation de segments entiers de la population, une inflation galopante et des luttes syndicales virulentes.
La Tunisie, pour l’instant, n’a eu à expérimenter qu’une seule transition, la transition politique, mais dans un contexte national et de voisinage très différent, plus incertain et instable. Elle a un pays en guerre à sa frontière sud et un régime pétrifié à sa frontière ouest. L’un et l’autre sont des foyers de terrorisme qui ont essaimé sur son propre territoire. Et elle évolue dans un environnement géopolitique arabe tourmenté.
En Pologne, il a fallu attendre 2005, soit seize années après le début de la transition, pour que la scène politique se stabilise
Les pays de l’Est ont-ils connu un tourbillon politique similaire à celui que vit la Tunisie depuis cinq ans, avec des partis qui se font et se défont, des alternances successives, sur fond de crise de leadership, de discrédit des élites et de désaffection pour la politique, avec une abstention qui a frisé les 60 % du corps électoral théorique aux dernières élections de décembre 2014 ?
Absolument. La situation tunisienne n’a rien d’exceptionnel à cet égard. Le taux de participation aux premières élections libres polonaises de juin 1989 s’est élevé à 62 % mais il a rapidement décru par la suite, et on a observé des évolutions similaires dans les pays voisins. Les populations ont exprimé très tôt une désaffection voire un rejet des élites politiques, jugées opportunistes ou même corrompues, sans épargner les leaders historiques de l’opposition. On a aussi observé des poussées populistes d’une élection à l’autre. En Pologne toujours, il a fallu attendre 2005, soit seize années après le début de la transition, pour que la scène politique se stabilise, avec l’émergence de la Plateforme civique [les libéraux du PO] et du parti Droit et Justice [le PiS des frères Kaczynski, droite conservatrice], ce qui ne l’empêche pas de continuer à marcher sur une seule jambe puisque le duel se résume à un duel entre deux droites.
En Tunisie, d’une alternance à l’autre, on a le sentiment de repartir de zéro ou presque. Les recompositions multiples à l’Est ont-elles aussi lourdement affecté la gouvernance ?
Sans doute moins, mais l’Europe centrale, après 1989, vivait une situation d’urgence absolue sur le plan économique. Le système avait implosé, les magasins étaient vides à cause des pénuries, les réformes ne pouvaient être différées. Elles ont été très brutales. Les élites ont assumé la « thérapie de choc » d’inspiration néolibérale. Les alternances ont produit des inflexions, mais pas de changement de cap. Enfin, la promesse de l’intégration européenne s’est traduite de façon très concrète et a imposé un agenda de réformes, car il a fallu transposer graduellement dans les droits nationaux « l’acquis communautaire », la législation de Bruxelles. Donc, en un sens, le politique était à la remorque de l’économique. Il n’y a rien eu de tel en Tunisie pour l’instant.
La Tunisie démocratique est terriblement isolée
En somme, la Tunisie manque de perspectives ?
Oui. Il manque un cap, un projet, une perspective politique et socio–économique intégratrice et structurante. C’est cette absence qui constitue une des raisons de la désaffection que vous évoquiez, car les gens ont le sentiment d’avancer sans boussole. Mais l’équation est terriblement compliquée. La Tunisie démocratique est terriblement isolée. Car à quel espace se rattacher entre une Union européenne qui ne souhaite pas s’élargir au Sud, un Maghreb frappé d’impossibilité politique et un monde arabe déchiré et ensanglanté ? Avec qui doit-elle penser son avenir ? Et comment remédier à sa dépendance économique si elle ne peut compter que sur ses propres forces ?
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