Éthiopie : les terrains de la colère
Fin 2015, un projet d’extension de la capitale s’est heurté à une contestation massive. La répression a été brutale, mais l’épisode a mis en lumière les fragilités du régime.
À l’origine du problème, il y a un terrain de foot, et jamais, depuis la fin de la guerre civile il y a un quart de siècle, l’État éthiopien n’avait à ce point été mis en difficulté.
Tout a commencé en novembre à Ginchi, à 80 km d’Addis-Abeba, quand les autorités locales ont voulu réquisitionner un terrain appartenant à une école pour le mettre à disposition de promoteurs immobiliers et permettre ainsi l’extension de la capitale. Les étudiants sont immédiatement descendus dans la rue. Leur mouvement a bien sûr été rapidement réprimé, mais l’affaire dans son ensemble est symptomatique du malaise que traverse l’une des économies les plus dynamiques d’Afrique et des difficultés que rencontre le gouvernement en voulant transformer, industrialiser et urbaniser un pays encore très agraire.
Les manifestations de Ginchi ont été la première étincelle, mais l’opposition aux autorités locales et fédérales n’a pas tardé à prendre de l’ampleur : les ONG de défense des droits de l’homme affirment qu’au moins 140 personnes ont été tuées entre novembre 2015 et le mois de janvier 2016. La contestation a gagné toute la région de l’Oromia ; celle-ci abrite plusieurs millions de paysans oromos, qui appartiennent au groupe ethnique le plus important du pays.
Le parti au pouvoir, principale cible de la colère
Directement visé par la colère des Oromos : le parti au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), qui, avec ses alliés, détient la totalité des 547 sièges du Parlement. Les expropriations sont perçues comme la preuve d’une volonté d’accaparement des terres, sur fond de corruption et de forte hausse des prix de l’immobilier autour d’une capitale surpeuplée. Les mécontents accusent aussi le gouvernement de fouler aux pieds les sensibilités locales en voulant étendre Addis-Abeba bien au-delà de ses limites actuelles. « L’idée du Master Plan [nom officiel du projet], c’est de prendre les terres d’Oromia et d’agrandir la capitale. Cela permettra de créer des emplois, mais ne profitera pas aux paysans parce que, eux, ils n’auront plus de terres », explique un ouvrier agricole originaire de Sululta, à la périphérie d’Addis-Abeba.
À Sululta justement, les usines nouvellement construites et les programmes de logements empiètent déjà sur les terres agricoles. La ville fait partie de la trentaine de localités qui se sont soulevées en décembre : des paysans ont quitté leurs collines et sont venus à cheval se joindre aux étudiants qui manifestaient en nombre – ils ont été accueillis par des tirs et des grenades de gaz lacrymogènes. Ailleurs, des postes de police et des symboles de l’État ont été attaqués. Par endroits, des entreprises privées ont été prises pour cible.
Les Tigréens représentent à peine plus de 6 % de la population quand plus d’un tiers des 90 millions d’habitants que compte l’Éthiopie sont oromos
« Ils donnent des permis de construire aux riches, mais pas aux pauvres », fulmine un fermier installé près de la ville de Chancho. Lui raconte qu’il n’a jamais eu l’autorisation de bâtir une maison pour son fils sur une parcelle où il cultivait de l’orge et qu’une de ses cahutes en terre a été détruite parce qu’elle se trouvait à proximité d’une usine de ciment. Un autre explique avoir été contraint de céder ses terres à l’État, qui les a ensuite revendues, et n’avoir touché en échange qu’une maigre compensation.
Ces revendications, très locales, alimentent une frustration plus générale qu’expriment beaucoup d’Oromos face à ce qui est perçu comme une domination des Tigréens : ceux-ci ont beau avoir mené la révolution de 1991, ils représentent à peine plus de 6 % de la population quand plus d’un tiers des 90 millions d’habitants que compte l’Éthiopie sont oromos. C’est pour cela que Merera Gudo, le président du Congrès fédéraliste oromo (l’un des rares dirigeants du parti à ne pas être incarcéré), veut voir dans les manifestations de ces derniers mois « un soulèvement populaire contre la marginalisation politique, la non-représentation et la corruption ».
Malgré le retrait du projet, les tensions demeurent
Il y a un mois, le gouvernement a fait marche arrière et renoncé à son plan d’extension de la capitale. Depuis, un calme précaire – et surveillé de très près par les forces de l’ordre – règne sur la région. Mais l’épisode a mis en évidence une contradiction fondamentale entre l’État fédéral, tel qu’il est défini dans la Constitution, et la réalité d’un pouvoir centralisé et autoritaire. « L’idée était de coordonner le développement d’Addis et des villes-satellites, argumente Arkebe Oqubay, ministre et ancien maire de la capitale. On aurait développé les infrastructures et résolu le problème d’accès au logement tout en contribuant au dynamisme de l’économie. » Il reconnaît toutefois un manque de consultation, « qui a laissé le champ libre aux malentendus », et admet que « les explications nécessaires n’ont pas été fournies ». Le recul du gouvernement éthiopien sous la pression de la rue est sans précédent, insiste Abel Belete, analyste politique. Selon lui, « c’est même un signe de faiblesse ! ».
Pourtant, en dépit du retrait du projet, les tensions demeurent, et la population paraît avoir été plutôt intimidée que véritablement convaincue. « Penser dans l’intérêt du peuple et penser dans l’intérêt du pays sont deux choses très différentes, affirme un jeune Oromo qui préfère garder l’anonymat de peur d’être arrêté. Vous pouvez taper sur le peuple et malgré tout agir pour le pays. » De fait, l’Éthiopie et son gouvernement semi-autoritaire enregistrent l’une des plus fortes croissances du continent, tout en résistant à l’orthodoxie libérale et en donnant à l’État un rôle central dans le développement. Et c’est une particularité dont de nombreux pays africains, qui doivent eux composer avec des processus démocratiques, sont tout à fait conscients.
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