Photographie : « Seydou Keïta », du studio de Bamako au Grand Palais de Paris

Pour la première fois, le Grand Palais de Paris accueille une exposition monographique consacrée à un artiste africain. C’est au père de la photographie malienne que revient cet honneur.

Mali, 1949. © Seydou Keïta

Mali, 1949. © Seydou Keïta

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Publié le 14 avril 2016 Lecture : 7 minutes.

Affiche des Rencontres de Bamako 2017. © DR
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La 11e édition des Rencontres de Bamako, le rendez-vous incontournable de la photographie sur le continent, se tient du 2 décembre 2017 au 31 janvier 2018. Un événement organisé par l’Institut français, le ministère malien de la Culture, en partenariat avec Jeune Afrique.

Sommaire

Entre juillet et novembre 1906, le Grand Palais des Champs-Élysées accueillait l’Exposition coloniale de Paris où, outre déambuler dans un « village d’Extrême-Orient », le visiteur pouvait assister à des « danses exotiques », regarder du « théâtre indigène » et contempler les peintures et sculptures du « Salon colonial des beaux-arts ». Un an plus tard, en 1907, Pablo Picasso peindrait Les Demoiselles d’Avignon, inspirées comme on sait par des masques africains, révolutionnant par ce geste le monde de l’art occidental. Et pourtant, il faudrait attendre encore cent dix longues années avant que les galeries dudit Grand Palais accueillent une exposition monographique consacrée à un artiste du continent. Enfin, c’est au Malien Seydou Keïta (1921-2001) que revient cet honneur : quelque 300 tirages de ses photographies y sont présentés jusqu’au 11 juillet 2016.

Vue de l'exposition. © Grand Palais.

Vue de l'exposition. © Grand Palais.

L’histoire de Seydou Keïta est connue des amateurs. D’abord apprenti menuisier, il obtient de son oncle – en 1935 – un petit appareil Kodak Brownie avec lequel il prend ses premières images. Essentiellement autodidacte, il reçoit les conseils du photographe-instituteur Mountaga Dembélé et ceux du fondateur du magasin Le Photo-Hall soudanais, Pierre Garnier. « Je suis tombé follement amoureux de la photographie, et notre relation a perduré », dira-t-il plus tard. Mais quand il se lance, après la Seconde Guerre mondiale, c’est pour gagner son pain quotidien qu’il réalise les portraits que l’on admire aujourd’hui. Dans le catalogue de l’exposition, le spécialiste Dan Leers cite ainsi ses propos : « Pour moi, la photographie a d’abord été un moyen au service d’une fin. »

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En 1948, Seydou Keïta reçoit de son père un espace dans la parcelle familiale de Bamako-Coura, derrière la prison centrale, où il ouvre son studio. Le succès est rapide et le Tout-Bamako se presse chez lui pour avoir son portrait en échange de quelques centaines de francs CFA. « J’ai très bien vécu de ma photographie, déclarera-t-il au marchand d’art André Magnin. Je me suis acheté une Peugeot 203 en 1952, puis une Simca Versailles en 1955 pour aller me marier à Bougouni. » Cette superbe Peugeot 203 sert d’ailleurs de « décor » sur une image réalisée en 1954 – le reflet du photographe clairement visible sur l’aile avant droite de l’automobile.

Au service de clients qu’il se plaît à présenter sous leur plus beau jour avec des objets symboliques de la modernité (moto, poste de radio, voiture…), Keïta travaille de préférence à la lumière naturelle, à la chambre 13 × 18. Ses tirages sont effectués par contact à l’échelle 1/1 à l’aide d’un châssis-presse. Son studio restera ouvert jusqu’en 1963, année où il devient le photographe officiel du gouvernement de Modibo Keïta. L’époque a son importance : s’il n’a pas souhaité faire œuvre documentaire, l’artiste a de facto immortalisé une société en mutation à l’heure même où le pays accédait à l’indépendance.

Mali, 1958. © Seydou Keïta

Mali, 1958. © Seydou Keïta

Mis au service de tous, son travail prenait le contre-pied des clichés, au mieux exotiques, au pire anthropométriques, réalisés par les colons. Seydou Keïta, c’est le Mali qui se regarde enfin lui-même, fièrement. « Seydou Keïta paraît bien être l’un de ces artistes africains qui ont su prendre le contrôle de leur propre représentation en se déjouant des codes ethnocentristes », écrit ainsi le commissaire de l’exposition Yves Aupetitallot.

Après la fermeture de son studio, la trajectoire du photographe n’est pas claire. « On sait en gros ce qu’il a fait : des photos de voyages officiels et peut-être des photos d’identité judiciaire, affirme Aupetitallot. On ne trouve pas ces images, soit parce qu’elles ont été détruites, soit parce qu’elles sont conservées par le gouvernement malien. Il n’était pas très bavard et n’a jamais pris de positions politiques. » Retraité en 1977, Seydou Keïta a travaillé pour les gouvernements de Modibo Keïta et de Moussa Traoré…

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L’année 1991 marque un tournant. Keïta est alors un notable de Bamako – il aura en tout 6 épouses et 21 enfants – qui se consacre à la mécanique, une autre passion, quand, à des milliers de kilomètres de là, le regard acéré d’un riche photographe-collectionneur tombe sur deux images étonnantes. « Je m’en souviens comme si c’était hier, raconte Jean Pigozzi, dont la Contemporary African Art Collection a prêté la majorité des œuvres exposées au Grand Palais. J’étais au vernissage de l’exposition « Africa Explores : 20th Century African Art » à New York et, dans un coin, j’ai remarqué deux photographies affublées des légendes « Photographe inconnu, Mali ». J’ai aussitôt faxé les pages du catalogue à André Magnin. Ce dernier est parti au Mali, où il a retrouvé Seydou Keïta et ses 10 000 négatifs rangés dans une cantine bleue. » Voilà le moment qui va propulser l’élégant sexagénaire sur le devant de la scène artistique occidentale.

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seydou keita

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Jean Pigozzi est alors l’un des seuls à collectionner des artistes du continent – « On m’a rigolé au nez, on m’a dit que c’était de l’art d’aéroport, mais j’ai toujours pensé que c’était idiot ! » – avec l’aide d’André Magnin, commissaire adjoint de « Magiciens de la terre », en 1989. La collaboration entre Seydou Keïta, André Magnin et Jean Pigozzi débouche sur deux premières expositions à la Fondation Cartier pour l’art contemporain (Paris) et au Ginza Shiseido Art Space (Tokyo), en 1994. Seydou Keïta mourra à Paris, sept ans plus tard, après avoir vu son travail publié et présenté à New York, à Helsinki, à Madrid, etc. « J’ai découvert son œuvre en 1994 et j’ai été frappé par l’incroyable modernité de ses photos, confie Yves Aupetitallot. Il était immédiatement évident que ses clichés étaient ceux d’un artiste de grand talent, de stature internationale. » Jean Pigozzi, qui gère les négatifs de Keïta avec ses héritiers (lire encadré), est encore plus enthousiaste : « Il avait le génie en lui ! Il faisait une seule prise, pas deux, et en lumière naturelle ! C’est un surhomme ! Il est au même niveau que Picasso, qui, d’un seul trait, trace la courbe d’une jambe et vous donne à voir une femme potelée ! »

Il avait le génie en lui ! Il faisait une seule prise, pas deux, et en lumière naturelle ! C’est un surhomme !

Maître portraitiste, Keïta drape les Maliens d’une dignité sans chichis. « Le visage à peine tourné, le regard vraiment important, l’emplacement, la position des mains… J’étais capable d’embellir quelqu’un. À la fin, la photo était très belle. C’est pour ça que je dis que c’est de l’art », affirmait-il. Bien souvent, les femmes sont en habit traditionnel, les hommes portent le costume occidental, les ornementations des tissus dialoguent avec élégance, les poses sont sans affect, empreintes de gravité, soigneusement équilibrées et quand plusieurs personnes se trouvent rassemblées sur une image, leur intimité apparaît avec une pudique évidence.

Mali, 1949-51. © Seydou Keïta

Mali, 1949-51. © Seydou Keïta

C’est particulièrement remarquable avec les tirages d’époque, parfois colorisés, récupérés chez son ancien encadreur. La patine du temps a fait son œuvre, mais les photos sont là telles qu’elles étaient voulues par les clients de Keïta. S’ils sont d’une qualité remarquable, les grands tirages modernes rendent justice à l’artiste mais perdent en chaleur humaine. Un avis que ne partage pas le commissaire. « Quand les Européens proposent de grands tirages à Keïta, il les valide en pleurant car c’est ce qu’il aurait voulu faire, affirme Aupetitallot. Il a bien fait réaliser quelques grands tirages en 30 × 40, mais pour le reste c’était économiquement impossible. J’ai néanmoins tenu à ce que tous les tirages exposés aient été vus et supervisés par lui. » Au sortir du Grand Palais, démonstration est faite : Seydou Keïta était un grand artiste. Ce que l’on savait. Restent pourtant quelques mystères à explorer : que fit-il de son talent entre 1963 et 1977 ? Comment s’articula la mécanique de la reconnaissance qui le fit passer du statut d’artisan à la retraite à celui d’icône de la photographie africaine ? Comment se fait-il que, comme le souligne Pigozzi, « des photos qui devraient valoir 100 000 euros n’en valent que 15 000 à 20 000 sur le marché de l’art » ? En quoi a-t-il fait école aujourd’hui pour des artistes comme Omar Victor Diop ou Mickalene Thomas, pour ne citer que deux noms ? Autant de questions complexes qui invitent à disséquer les relations à la fois troubles et fécondes entre le monde de l’art occidental et ce qu’il continue, souvent, de considérer comme sa périphérie.

affiche

affiche

> Seydou Keïta, jusqu’au 11 juillet, au Grand Palais (Paris).

ART, COTE ET MARCHÉ

À la fin des années 2000, c’est une vraie guerre de succession qui a opposé en justice le duo André Magnin-Jean Pigozzi au galeriste Jean-Marc Patras, les adversaires prétendant chacun être l’agent exclusif de Seydou Keïta. « Nous avons gagné tous les procès, tranche Pigozzi. Aujourd’hui, c’est moi qui gère les négatifs avec les héritiers. » Devenu marchand d’art, André Magnin apparaît comme « conseiller scientifique » de l’exposition, qui s’appuie pour l’essentiel sur la collection Pigozzi. Yves Aaupetitallot est clair à ce sujet : « Si beaubourg avait en son temps décidé d’acheter du Keïta, nous aurions fait l’exposition avec Beaubourg. » Outre mieux faire connaître l’artiste du grand public, l’exposition pourrait bien entendu faire grimper sa cote. « Le marché n’est pas un sujet d’étude pour moi », tranche Aupetitallot. Quant à Pigozzi, qui rêve d’un musée pour sa collection, il évacue à sa manière la question marchande : « je n’ai pas l’intention de vendre et je n’ai jamais voulu spéculer avec ma collection. » Dont acte.

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