Être noir en Algérie, par Kamel Daoud
Depuis quelques années, on voit aux croisements des rues des grandes villes du nord de l’Algérie des familles de migrants originaires du sud du Sahara.
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Kamel Daoud
Écrivain, lauréat du prix Goncourt du premier roman en 2015 pour « Meursault, contre-enquête ».
Publié le 17 mai 2016 Lecture : 5 minutes.
Ils viennent mendier, vêtus d’accoutrements grotesques : voiles démesurés pour les femmes, même pour les fillettes ; djellabas en tissu pour les hommes ; chapelets affichés de manière ostentatoire. Ils ont le « Allah » trop facile et se trompent en récitant des versets du Coran. De nombreux migrants noirs, même ceux qui ne sont pas musulmans, ont en effet recours aux symboles de l’islam pour faire appel à la charité des Algériens.
Pourquoi ? Parce que la misère permet de décoder la culture mieux que la réflexion, et les migrants, sans toit ni pain, ont vite compris qu’ici, souvent, il n’existe pas d’empathie entre hommes, seulement entre coreligionnaires.
La vision du Noir en Algérie, marquée par une discrète distance pendant des années, s’est transformée en rejet violent
Autre exemple : en octobre 2015, à Oran, une migrante camerounaise a été victime d’un viol collectif sous la menace d’un chien. La femme est allée porter plainte auprès des autorités, mais elle a été rejetée sous deux prétextes majeurs : elle n’avait pas de papiers et elle n’était pas musulmane. L’affaire Marie-Simone est devenue une cause célèbre, et la victime, soutenue par des Algériens, a fini par obtenir justice. Mais c’est une exception.
Les choses n’ont pas toujours été ainsi. La vision du Noir en Algérie, marquée par une discrète distance pendant des années, s’est transformée en rejet violent ces derniers temps. Il n’existe pas de statistiques officielles fiables, mais beaucoup de migrants ici viennent du Mali, du Niger et de la Libye. Et il est clair que le nombre de Subsahariens a augmenté depuis quelques années, en partie du fait de l’instabilité dans les pays voisins, surtout en Libye, ancienne grande plaque tournante de l’émigration depuis l’Afrique vers l’Europe.
Le noir non-musulman dans la tourmente
Et si, en Europe, un migrant peut tenter de jouer sur l’humanitaire et la culpabilisation, en Algérie, depuis quelques années, l’Autre n’est visible qu’à travers le prisme des confessions. En Occident, le racisme voit la peau ; en terres arabes, il voit la religion. Cependant, ces deux racismes sont liés : l’Occidental nie l’Arabe (ou l’incrimine), et à son tour l’Arabe nie le Noir (ou l’incrimine). Lien de causalité ? La négation en effet de dominos ? Peut-être. En attendant, la ressemblance, le mimétisme sont troublants.
Mais peu importent ici de telles complexités : on les ignore facilement. Il y a, bien sûr, des Algériens musulmans qui ne sont ni sectaires ni racistes, mais ils pèsent peu parmi l’élite ou dans le discours public. Le discours intégriste prime sur les points de vue religieux plus modérés. En partie de ce fait, en Algérie, comme dans d’autres pays arabes, les discours médiatiques et intellectuels sont cloisonnés.
D’une part, on peut lire des articles violents sur le racisme en Europe, qui décrivent la « jungle » de Calais comme une espèce de camp de concentration et présentent des raccourcis mensongers : « Pas de travail en France si vous êtes arabe ou africain », titrait un journal islamiste fin février. D’autre part, on trouve des analyses dignes du Ku Klux Klan sur la menace que représenteraient les Noirs, avec leur incivisme, et les crimes et maladies qu’ils nous apporteraient. Cette duplicité est curieuse, mais, surtout, elle est commode et ravageuse.
Abus chez les autres, nécessité chez soi
Début mars, à Ouargla, l’une des principales agglomérations du Sahara algérien, des affrontements ont eu lieu entre locaux et Subsahariens après l’assassinat d’un Algérien par un Nigérien. Le fait divers s’est vite transformé en vendetta populaire – avec une chasse aux migrants dans les rues, qui a fait plusieurs dizaines de blessés, et une attaque contre un camp de réfugiés. Les autorités ont ordonné le transfert massif de migrants vers un centre d’accueil dans une ville plus au sud, prélude habituel à une expulsion du pays. Des faits similaires se sont reproduits à Béchar, dans l’Ouest.
Cette vague de xénophobie, d’une violence sans précédent, a dévasté le Sahara algérien sans soulever d’objection massive : la dénonciation du racisme est généralement réservée pour les crimes de l’Occident. Abus chez les autres, nécessité chez soi. Mais comment en arrive-t-on à reconduire soi-même ce que l’on dénonce ailleurs, et visiblement sans se sentir coupable ?
Comment la victime de racisme se construit-elle une conscience raciste à son tour ? En Algérie, les élites laïques et de gauche se sont rendues myopes en cultivant le traumatisme colonial comme seule vision du monde. Les Noirs, perçus comme décolonisés ou décolonisateurs, sont soit défendus, soit idéalisés. Ils ne sont même plus une différence, juste une représentation de nos propres préoccupations.
Dans leurs discours contre l’Occident, les bien-pensants algériens imaginent protéger les Noirs en dénonçant le racisme ambiant. Mais pas question pour autant qu’ils aillent visiter les tristes camps de réfugiés et, a fortiori, qu’ils vivent avec des Noirs, leur donnent leurs filles en mariage ou leur serrent la main en saison chaude. Les Algériens laïcs désignent souvent les Subsahariens par le mot « Africains », comme si le Maghreb ne faisait pas partie du même continent.
L’ambiguïté d’une conversion religieuse comme voie de sortie
Les intégristes religieux ne sont pas moins racistes. À l’occasion d’un match de football entre l’Algérie et le Mali en novembre 2014, le journal islamiste Echourouk publiait une photo de supporters noirs sous le titre « Ni bonjour, ni bienvenue. Le sida derrière vous, l’Ebola devant vous ». Mais les préjugés des religieux les mènent à une autre équation, simple et monstrueuse : l’Autre est musulman ou il n’est pas.
Lorsqu’on est noir, adhérer à l’islam n’est pas gage de sécurité
Les conservateurs religieux, comme les élites laïques, voient les Noirs comme victimes de l’injustice des Blancs colonisateurs, mais à leurs yeux la réparation n’est possible qu’avec l’aide d’Allah. Leur propagande rappelle souvent cet exemple de la mythologie des premières années de l’islam : Bilal, l’esclave abyssinien noir, rendu libre par sa conversion religieuse.
Seulement, pour chaque Bilal, il y a des millions d’autres Noirs, y compris des convertis, qui sont restés enfermés dans la servitude pendant des générations. L’esclavagisme arabe est d’ailleurs encore aujourd’hui un sujet tabou ou escamoté par les jugements portés contre l’esclavagisme de l’Occident.
Reste que lorsqu’on est noir, adhérer à l’islam n’est pas gage de sécurité. Il suffit du crime d’un seul pour que des centaines d’autres connaissent l’expulsion. Les expéditions punitives à Béchar ont éclaté un vendredi, jour de la grande prière hebdomadaire, après des prêches appelant à la purification en réponse aux mœurs des migrants, perçues comme légères. Pour les conservateurs religieux, la culture détourne les Subsahariens de l’orthodoxie stricte – et donc même les Noirs musulmans ne sont pas vraiment musulmans.
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