Sénégal : au Lac rose, les forçats du sel
Le travail est si dur que les locaux ne veulent plus le faire. En pleine saison, jusqu’à deux mille hommes fouillent pourtant les eaux chaudes et corrosives du Lac rose, au risque d’y laisser leur santé. Reportage.
Le soleil est déjà haut, ses rayons dardent la surface du lac, et la température de l’eau, l’une des plus concentrées en sel du monde, dépasse les 30 °C. En cette fin de juin, plusieurs dizaines d’hommes s’échinent pourtant depuis les premières lueurs du jour, de l’eau jusqu’au buste, répétant inlassablement les mêmes gestes. Il faut d’abord casser la croûte de sel au fond du lac à l’aide d’un long bâton, remplir son tamis, puis le remonter, lesté d’une trentaine de kilos, et le vider dans sa barque. Les plus costauds sont capables d’enchaîner ainsi pendant neuf heures et, assurent-ils, de ramener chacun trois tonnes de sel sur le rivage.
Des tâches éprouvantes
Ce sont les « racleurs de sel ». Ils sont environ un millier, près du double de mai à juillet, durant la « saison du sel », quand la partie nord du Lac rose, la plus prolifique, est ouverte à la récolte. La plupart sont maliens, guinéens ou bissau-guinéens. « Ils ont commencé à arriver au début des années 2000, raconte Amadou Wane, membre du Comité de gestion du Lac rose, l’organe qui chapeaute la production locale. Avant, c’était les Sénégalais qui faisaient le travail. Mais c’est très dur physiquement, et ils ont progressivement laissé les étrangers le faire à leur place. »
Situé au nord de Dakar et exploité depuis les années 1970, le Lac rose est le plus gros site d’extraction de sel en Afrique de l’Ouest. Soixante mille tonnes en sortent chaque année, consommées au Sénégal ou exportées dans les pays de la sous-région et jusqu’en Europe, pour saler les routes durant l’hiver. Célèbres pour leur couleur rose (lire encadré), ses eaux sont aussi parmi les plus salées du monde : plus de 350 g de sel par litre, contre environ 275 g pour la mer Morte et 30 g pour l’eau de mer.
Le plus dur n’est pas la tâche en elle-même, c’est la chaleur de l’eau et les irritations qu’elle provoque
Avant de passer plusieurs heures dans le lac, les « racleurs » prennent donc leurs précautions. Ils s’enduisent le corps de beurre de karité pour atténuer les effets très corrosifs de l’eau, avant d’enfiler des chaussettes montantes et un pantalon moulant. Le travail est usant : il y a la fatigue, mais aussi les nombreuses maladies de peau, la déshydratation sévère ou encore les maladies pulmonaires provoquées par l’agressivité du sel.
« Le plus dur n’est pas la tâche en elle-même, c’est la chaleur de l’eau et les irritations qu’elle provoque », témoigne Seydou, trentenaire malien à la musculature herculéenne, en montrant ses nombreux pansements et une vilaine plaie sous son bras gauche. Pour limiter les risques, une règle implicite – et donc pas toujours respectée – impose un maximum de trois jours de travail par semaine. Les femmes, elles, n’ont pas le droit d’aller dans le lac (la forte salinité pourrait blesser leurs organes génitaux et provoquer des fausses couches), mais ce sont elles qui déchargent les barques pleines une fois celles-ci revenues sur les rives, multipliant les allers-retours avec des bassines de 30 kg sur la tête.
« Ramasser du sel toute la journée dans ces conditions est très éprouvant, explique Ibrahima, 40 ans. Cela fait quinze ans que je fais ça, et j’ai de nombreux soucis de santé, notamment de graves problèmes digestifs. »
Un tremplin financier pour les étrangers
Ce Malien est arrivé de Kayes en 2001 ; il fait partie des premiers étrangers venus travailler au Lac rose. La plupart restent moins de temps, un ou deux ans, pour amasser un petit pécule avant de repartir chez eux. Le salaire, plutôt élevé par rapport au revenu moyen au Sénégal, aide à supporter la difficulté du métier : un « racleur » performant, capable de remplir trois barques d’une tonne de sel par jour, peut gagner jusqu’à 300 000 francs CFA (environ 450 euros) par mois.
Un bon moyen de se faire de l’argent rapidement ? Peut-être. C’est en tout cas ce qui a poussé Assane, grand gaillard de 23 ans, à quitter Conakry il y a six mois pour venir travailler au Lac rose. « Ce sont des amis qui m’ont parlé d’un boulot qui rapportait bien au Sénégal, explique-t-il. Ils m’ont prévenu que c’était très dur, mais j’ai décidé de venir tenter l’expérience. » Bien qu’il ne cache pas ses difficultés à tenir le rythme, se disant déjà usé par ses quelques mois de récolte, Assane s’est fixé pour objectif de rester deux ans, le temps de réunir assez d’argent pour revenir acheter sa propre boutique à Conakry.
Pour les étrangers comme Assane ou Ibrahima, venir travailler au Lac rose est assez simple. Il suffit de se présenter avec une carte d’identité et de se faire enregistrer auprès du comité de gestion. Habitant dans les villages autour du lac, parfois avec femmes et enfants, ils partagent souvent des chambres ou des petites maisons entre ressortissants du même pays. « Nous sommes tous dans la même galère, donc il y a une vraie solidarité entre nous », poursuit Assane, qui vit avec deux compatriotes dans une petite chambre à Niaga, la principale bourgade du coin.
De l’avis de tous, la cohabitation se passe plutôt bien. Ce qui s’explique aussi par une autre règle bien connue des travailleurs du Lac rose : en cas de bagarre ou de vol, les personnes impliquées passent devant le comité de gestion et doivent payer une amende ou sont directement exclues du site. « Nous réglons nos affaires entre nous. Nous ne faisons appel à la gendarmerie que si le problème est vraiment grave », insiste un cadre du comité.
Règles imposées
Natifs des cinq villages qui entourent le lac, les 18 membres du comité de gestion règnent en maîtres sur le business local. Ces barons du sel fixent les prix tous les trois mois, en fonction de l’offre et de la demande. Ils sont également les intermédiaires exclusifs entre les acheteurs et les « racleurs ». Ces derniers savent que jamais ils ne pourront prendre la place des Sénégalais dans la gestion et la vente.
Ici, il n’y a pas de syndicats, s’ils ne sont pas satisfaits, personne ne les retient
Ils louent leurs barques aux locaux et, même s’ils sont là depuis plusieurs années, ils n’ont pas d’autre perspective que d’aller ramasser le sel au fond du lac. Et tant pis pour ceux qui ne sont pas d’accord. « Ici, il n’y a pas de syndicats. Chacun travaille pour soi, pour gagner sa vie. S’ils ne sont pas satisfaits, personne ne les retient », assène Amadou Wane.
Les travailleurs étrangers acceptent donc le système sans broncher. « Nous ne sommes pas chez nous. Nous n’avons pas le droit de dicter notre loi, résume Assane. Ce sont les règles du jeu, et nous faisons avec. » Même son de cloche chez les autres Guinéens ou Maliens, qui répètent être avant tout venus pour gagner de l’argent sans se préoccuper du reste. L’important turnover et la concurrence accrue ne leur laissent de toute façon pas le choix : les « racleurs » savent bien que d’autres seront toujours prêts à venir faire le travail à leur place et qu’ils n’ont d’autre choix, pour gagner leur vie, que de la mettre en péril.
Drôle de couleur
Long de 4 km pour 800 m de large, le Lac rose est l’un des sites les plus connus du Sénégal. Planté au bord de l’océan Atlantique, à une quarantaine de kilomètres au nord de Dakar, le lac Retba (de son vrai nom) doit sa renommée à la couleur qu’il arbore parfois – couleur due à la forte concentration en cyanobactéries de ses eaux.
Ces micro-organismes prennent une teinte rosée sous l’effet combiné du vent et des rayons du soleil (un dicton local dit qu’il faut « un soleil aride et un vent rapide » pour voir le lac paré de ses plus beaux atours). Devenu l’un des sites touristiques incontournables du Sénégal, le Lac rose a longtemps accueilli l’arrivée des participants du rallye Paris-Dakar, avant que la course quitte le continent pour des raisons de sécurité, après 2007.
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