Arts : qu’est-ce que l’afrofuturisme ?

Le mot est à la mode, mais quelle signification revêt-il vraiment ? Qui sont les artistes qui s’en réclament ? Est-ce un mouvement structuré ou un terme fourre-tout ? Décryptage.

Afrotronix. © Daniel Grozdanov/Productions SIA

Afrotronix. © Daniel Grozdanov/Productions SIA

Publié le 28 octobre 2016 Lecture : 6 minutes.

Série photographique d’anticipation The Prophecy, réalisée en 2015 par le Belgo-Béninois Fabrice Monteiro. © fabrice monteiro
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Afrofuturisme, quand l’art imagine le futur

Conceptualisé dans les années 1990 aux Etats-Unis, l’afrofuturisme est un concept dans l’air du temps. Mais que signifie-t-il ? Le continent est-il devenu une terre féconde pour la science-fiction ? L’utopie a-t-elle de beaux jours devant elle ? Jetons un coup d’œil vers le futur.

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Une planète désertique au ciel rose-violet, une Riri en transe qui fait léviter des rochers et dirige des nuées d’insectes-vaisseaux à la force du poignet : voilà le décor d’un clip issu de la bande originale de Star Trek. Sans limites. Dans ce minifilm fantastico-cosmologique, Rihanna a de faux airs d’alien. Elle pourrait bien être une disciple de Sun Ra, ce jazzman illuminé qui se disait originaire de Saturne et dont le premier album date de 1956. Dans le film Space is the Place (1974), de John Coney, le musicien se présentait en pharaon de la cause noire sur une planète psychédélique devenue terre d’asile, alternative à l’Amérique de la ségrégation.

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Sans le savoir, il posait les fondations d’un mouvement musical qualifié plus tard d’afrofuturiste, dont Georges Clinton, avec son groupe Parliament Funkadelic, John Coltrane ou Afrika Bambaataa seraient les dignes représentants. Aujourd’hui, la jeune Janelle Monáe apparaît en femme-robot sur la pochette de The ArchAndroid (2010), le double album qui narre la suite des aventures de son alter ego, Cindy Mayweather, messie de la minorité androïde défendant l’amour et la liberté…

« Imagerie technologique »

Afrofuturiste, dites-vous ? Le terme est difficile à définir tant il est déroutant, irritant parfois. Aux origines du mot, il y a bien « futurisme », ce courant italien des années 1910-1920 qui prônait le changement par la modernité et faisait l’éloge des machines, de la vitesse, du mouvement. En réalité assez éloigné de ce mouvement centenaire, l’afrofuturisme se propose surtout de penser le futur dans un contexte noir.

C’est en tout cas au cours d’une longue discussion entre un critique américain blanc et plusieurs têtes pensantes de la littérature noire américaine que l’idée apparaît, en 1994. Mark Dery, essayiste et journaliste pour le Washington Post et Rolling Stone interroge alors plusieurs auteurs sur le manque criant de science-fiction dans la littérature africaine-américaine : Samuel R. Delany, auteur de SF, Greg Tate, écrivain et critique culturel pour l’hebdo new-yorkais The Village Voice, mais aussi Tricia Rose, maître de conférences à l’université de New York.

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Dans l’essai Black to the Future, publié la même année, Dery suggère de définir l’afrofuturisme comme « une fiction spéculative qui traite des thématiques afro-américaines […] dans le contexte de la technoculture du XXe siècle. […] Une sémantique afro-américaine qui s’empare d’une imagerie technologique et d’un futur prophétiquement augmenté ». Il précise : « Les voix africaines-américaines ont d’autres histoires à raconter au sujet de la culture, des technologies et des choses à venir. S’il existe un afrofuturisme, il est à chercher dans les endroits les plus improbables, au fin fond des constellations les plus lointaines. »

Ecrire l’avenir pour comprendre le présent

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En Afrique aussi, intellectuels et artistes proposent un nouvel espace de réflexion et d’expression pour (ré)écrire le continent. Dans son article « Afrofuturisme et devenir-nègre du monde » (revue Politique africaine, no 136, décembre 2014), le philosophe camerounais Achille Mbembe milite en faveur d’un « réalisme magique » et de « cosmologies non européennes » dans le but d’« interroger le passé des peuples dits de couleur et leur condition dans le présent ». L’idée ? Se réapproprier une histoire trop longtemps « racontée par les autres », savoir d’où l’on vient pour mieux écrire l’avenir.

Selon l’écrivain sénégalais Felwine Sarr, l’auteur d’Afrotopia (éd. Philippe Rey, 2016), repenser les identités africaines est une nécessité. « Il est primordial de recouvrer l’estime de soi en retrouvant dans nos référents culturels ce qui fait grandir notre humanité », dit-il. Puiser dans les codes ancestraux, remettre au goût du jour les traditions pour forger une image de l’Afrique de demain, le défi est relevé depuis les années 2000 par nombre de bédéistes du Nigeria, de l’Afrique du Sud ou du Togo qui donnent vie à des super-héros 100 % africains, inspirés de mythologies locales. Eru, Kwezi ou Ago sont nés et vivent sur le continent. Tout comme Batman ou Superman, ils ont pour mission de sauver le monde.

En Afrique du Sud, le petit écran a désormais son justicier, avec la toute première série télévisée du genre, sortie en février sur BET Africa, Jongo : un jeune homme ordinaire, Eli King, acquiert des super pouvoirs au contact d’un cristal magique… « Nous avons voulu créer un super-héros qui soit résolument africain, un personnage auquel la jeunesse du continent puisse s’identifier », explique Gareth Crooker, scénariste et coréalisateur de la première saison.

L’Héritage des Kori-Odan est le premier jeu vidéo en ligne accessible sur PC développé en Afrique, sorti le 14 avril sur la plateforme américaine Steam. Le studio camerounais Kiro’o Games est à l’origine de l’histoire d’Enzo Kori-Odan, prince de Zama aux pouvoirs magiques, qui cherche aux côtés de son épouse, Erine Evou, à retrouver son trône usurpé par son beau-frère…

Africains déjà dans le futur

Lors de son discours de Dakar, en 2007, Nicolas Sarkozy déclara que l’homme africain n’était pas suffisamment « entré dans l’Histoire ». Sans doute ignorait-il que futur et espace sont présents dans l’ADN de l’Afrique. Depuis des siècles, l’étoile Sirius est la clé de voûte de la cosmogonie dogon. Mieux : cinq ans avant le premier pas sur la Lune, la Zambie se lança dans la course à l’espace. Près de Lusaka, le professeur Edward Makuka entraîna douze jeunes à résister aux lois de l’apesanteur. Un projet fou avorté faute de soutien et de moyens… Une épopée révélée en 2013 par Cristina de Middel, avec sa série photo The Afronauts, qui imagine l’arrivée hypothétique de l’équipe sur la planète convoitée.

Qui dit futur dit bien évidemment science-fiction. Un genre assez rare chez les artistes africains, mais qui pourrait combler le manque décrit par Felwine Sarr. « Plus qu’un déficit d’image, c’est celui d’une pensée et d’une production de ses propres métaphores du futur que souffre le continent », écrit-il dans Afrotopia. La liberté d’imaginer demain séduit en tout cas les créateurs de mode. Selly Raby Kane, jeune styliste sénégalaise, imagine le futur pour la première fois en 2014, avec sa collection « Alien Cartoon ». Un défilé-performance dont les silhouettes hybrides, alliant la technicité du plastique aux tissus traditionnels, racontent « l’histoire de Dakar envahie par des êtres venus d’ailleurs en l’an 2200 et la répercussion de leur cohabitation avec les humains sur l’architecture, le vestiaire féminin et masculin, la musique… ».

Aujourd’hui, la jeunesse accueille à bras ouverts cet élargissement du champ des possibles. « L’afrofuturisme a toujours fait partie de ma musique, précise Ibaaku, auteur-compositeur sénégalais. Ce concept, c’est l’Afrique d’aujourd’hui avec les influences de toute une génération, un mélange qui apporte un nouveau discours sur l’Afrique… mais pas que. » Le musicien au look extraterrestre savamment travaillé mêle ainsi électro et rythmes de la transe dioula dans son titre Djula Dance.

Bémol, l’afrofuturisme est souvent vécu par les artistes comme « une étiquette à laquelle on n’échappe pas lorsqu’on explore le futur et qu’on est africain. Un vaste ensemble dans lequel se retrouvent souvent ceux dont on a du mal à définir les travaux », selon Selly Raby Kane. Paul Sika, photographe ivoirien, se dit gêné aux entournures : « Je ne fais pas de l’afro-africain, je suis pour ce qui est beau, sans avoir à le rattacher à une origine géographique. » D’autres sont moins regardants, comme le plasticien kényan Cyrus Kabiru, encensé pour ses lunettes surdimensionnées réalisées à partir de matériaux de récupération : « Dans l’art, il y a des mots pour séparer les époques, comme “l’art moderne”, “l’art contemporain”. Actuellement, c’est “l’afrofuturisme”. »

C’est-à-dire une nouvelle façon de créer permettant de « rouvrir l’accès aux gisements du futur », ce futur de l’humanité qu’Édouard Glissant appelait le Tout-Monde ? C’est en tout cas l’un des objectifs d’Achille Mbembe pour écrire et penser l’Afrique (« Afropolitanisme et Afrofuturisme », colloque au Collège de France, mai 2016). « Dans trente ou cinquante ans, plus d’un habitant sur trois sera africain ou d’ascendance africaine, affirme-t-il. Le monde de demain sera africain. »

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