Livres : Béchir Ben Yahmed vu par Hervé Bourges

Dans son « Dictionnaire amoureux de l’Afrique », à paraître chez Plon, l’ancien patron de l’audiovisuel français, Hervé Bourges, retrace en connaisseur l’histoire de Jeune Afrique et de son directeur.

Béchir Ben Yahmed et Hervé Bourges, à Paris en mars 1984 © Boris Collombet pour JA

Béchir Ben Yahmed et Hervé Bourges, à Paris en mars 1984 © Boris Collombet pour JA

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 18 avril 2017 Lecture : 5 minutes.

On ne présente plus Hervé Bourges, 83 ans et deux passions : le journalisme et l’Afrique. Toute sa vie, il a alterné et souvent conjugué l’un et l’autre avec comme creuset fondateur l’Algérie en guerre où, jeune appelé du contingent, il débarque un jour de 1958.

Suit la bio, que ce papivore compulsif qui n’a jamais péché par excès de modestie a racontée avec talent dans De mémoire d’éléphant, paru en 2000 : rédacteur en chef du très militant Témoignage chrétien, conseiller d’Ahmed Ben Bella, fondateur de l’école de journalisme de Yaoundé, directeur de celle de Lille, patron de RFI, de TF1, de France 2, de Radio Monte Carlo, ambassadeur auprès de l’Unesco, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, une douzaine de livres au compteur et toujours le continent, sans cesse revisité : 70 séjours dans la seule ville de Dakar ! Pour les éditions Plon, qui souhaitaient enrichir la collection des Dictionnaires amoureux par un opus sur l’Afrique, impossible de trouver meilleur client.

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Le résultat se déguste en 800 pages et 216 occurrences, comme ce pangolin du Cameroun « cuisiné en ndomba » que l’auteur a savouré avant que l’espèce ne soit protégée et dont il garde un souvenir ému. Bières et abacost, Foccart et Ngouabi, Nina Simone et Miriam Makeba, Zidane et Zao, Daoud et Awadi : le chef Bourges marie les profils, sucrés ou épicés, d’une Afrique multiple. Un continent qui est à ses yeux « une origine, une référence, un concept, une humanité en marche ». Et comme la métaphore gustative (sensuelle ?) n’est jamais loin, il ajoute : « un fruit qui s’ouvre généreusement ».

« Un grand patron de presse.  »

De ce florilège à la fois ardent et raisonné, nous vous donnons à lire le portrait qu’Hervé Bourges consacre à Béchir Ben Yahmed, qu’il connaît bien, sous le titre « Un grand patron de presse.  »

« Il faut à la presse des journalistes, des lecteurs et cette race particulière d’hommes d’action : des patrons de presse. Des hommes capables à la fois de juger de la qualité d’un article et de l’évolution d’un marché. Ayant en tête et le prix de l’impression d’une page et celui d’une publicité. Capables de mesurer exactement le rapport entre ce qu’apporte un reportage face aux attentes précises du public au moment où il sera publié, et la manière dont la vente du journal permettra de le financer.

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La presse ne vit pas en dehors du monde réel, elle est soumise aux mêmes aléas économiques que le reste de la société, elle doit se plier aux mêmes règles. Et la presse française, si fortement subventionnée, ne peut pas faire l’économie d’une gestion scrupuleuse et prévisionnelle.

Béchir Ben Yahmed, fondateur et propriétaire de Jeune Afrique, est un authentique patron de presse. Il en réunit toutes les qualités, et il fut le premier en Afrique à exercer ce noble métier. Nul ne l’a encore égalé, et ses adversaires sont les premiers à reconnaître sa réussite. Il y a prouvé son caractère, son endurance et son opiniâtreté. Il y a prouvé son talent, dans le choix des hommes et des femmes qui l’ont accompagné.

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Il y a prouvé son intelligence, par la manière dont, exactement informé des évolutions politiques et sociales du continent, il a su composer, d’un point de vue journalistique et intellectuel, une œuvre hebdomadaire qui forme désormais pour les historiens du dernier demi-siècle une source majeure. Face à un continent en pleine éruption, avec les bouleversements inhérents à toute naissance et à toute croissance, Jeune Afrique offre un miroir à la fois large et précis, subtil dans l’interprétation et intéressant dans l’analyse.

« Un journal pour un continent »

Citant modestement la modestie de Senghor – « Je suis historique, non pas par mes mérites mais du fait des circonstances » –, Béchir Ben Yahmed a livré, dans le magnifique album publié pour les cinquante ans de Jeune Afrique, un témoignage juste de ce qu’il a réalisé : « Abolissant d’un trait le vaste Sahara, hier encore infranchissable barrière, nous nous lançâmes dans l’immense aventure d’un journal pour un continent : L’Action. Une année plus tard, ce journal fut contraint par Bourguiba à changer de nom à la suite d’un éditorial intitulé “Le pouvoir personnel”. Je lui ai donné, sans trop chercher, celui de “Jeune Afrique”. »

« Un journal pour un continent », à l’heure où l’Afrique secouait le joug colonial, c’était un journal à la fois pour Frantz Fanon, Kateb Yacine, Abane Ramdane, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, Gamal Abdel Nasser, Léopold Sédar Senghor, Thomas Sankara, Nelson Mandela… Autant d’hommes qui inventaient l’aventure de l’Afrique indépendante, frayaient un chemin en même temps qu’ils donnaient une expression à des pays longtemps muets.

Béchir Ben Yahmed a été leur confident, leur interlocuteur quotidien, leur partenaire dans cette construction de l’expression africaine nouvelle. Bien sûr, ils ont parfois interdit son journal, l’ont autorisé à nouveau, ils se sont brouillés avec lui, l’ont aimé ou l’ont détesté. Ils l’ont toujours estimé. La lumière de l’intelligence ne peut pas être occultée.

Jeune Afrique en est venu à représenter une forme de conscience collective d’un continent entier, que la presse internationale avait du mal à comprendre.

La presse peut parfois être ici ou là bâillonnée pour des raisons conjoncturelles. Jeune Afrique n’était pas d’un seul pays, mais d’un continent, et personne ne pouvait faire partout taire sa voix. Cela ne signifie pas que Jeune Afrique ne se soit jamais trompé. Le recueil des éditoriaux de Béchir Ben Yahmed témoigne de certains changements de pied face à des révolutions imprévues ou à des coups d’État inattendus. Les sociétés africaines connaissent des mutations rapides dont il est parfois difficile de prendre à l’avance la mesure ou de calculer les conséquences.

Jeune Afrique en est venu à représenter une forme de conscience collective d’un continent entier, que la presse internationale avait du mal à comprendre. Rôle exigeant, impossible à tenir. Et pourtant, le défi a été non seulement relevé, mais atteint. Le monde change, les consciences démocratiques des pays africains s’affirment, les opinions publiques obéissent désormais à d’autres sollicitations, et trouvent dans les réseaux sociaux d’autres canaux d’information.

Béchir Ben Yahmed aura été pendant plus d’un demi-siècle l’un des acteurs principaux de cette Afrique en émergence à laquelle il a voué sa vie, son talent et son énergie.

Faut-il s’en plaindre ? On ne voit pas comment l’Afrique échapperait à la mondialisation numérique et à l’injonction d’immédiateté à laquelle Internet soumet le travail des journalistes sur l’actualité. Sur ce terrain, Jeune Afrique a de plus en plus de concurrents et ne pourra jamais reconstituer le quasi-monopole dont il jouit toujours, ou presque, pour la presse écrite francophone. Mais le besoin existera toujours d’une information de référence, nourrie d’une connaissance précise des hommes et des sociétés, appuyée sur l’expérience de leur passé et l’épreuve de leur caractère. C’est cela qui forge la valeur ajoutée de la presse écrite hebdomadaire. Cette manière de relater les faits au plus près de ce qu’ils furent, en donnant suffisamment d’armes au lecteur pour qu’il puisse les interpréter.

Et c’est par son exigence, sa dureté parfois, son acuité, que Béchir Ben Yahmed aura été pendant plus d’un demi-siècle, depuis les indépendances, à la fois un exceptionnel capitaine d’industrie, innovant et clairvoyant, et l’un des acteurs principaux de cette Afrique en émergence à laquelle il a voué sa vie, son talent et son énergie.  »

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