Énergie : producteurs indépendants, une fausse bonne idée ?
Confier la production d’électricité au privé est une solution plébiscitée en Afrique pour ses avantages évidents, notamment financiers. Mais recourir à des fournisseurs indépendants comporte aussi des inconvénients.
Énergie : quelle place pour le secteur privé ?
Faire appel à des acteurs privés pour la production d’énergie en Afrique est financièrement plutôt avantageux. Si les autorités étatiques envisagent parfois cette solution, elles ne sont pas prêtes à renoncer à tout contrôle sur le secteur de l’énergie.
Voilà maintenant dix ans que les États et les compagnies africaines d’électricité, confrontées à un déficit grandissant de production, ne jurent que par ce sigle de trois lettres : IPP. Les independent power producers (« producteurs indépendants d’énergie ») apparaissent comme la solution idéale pour un secteur sous tension financière en laissant à des privés le soin d’investir, de construire et de faire fonctionner de nouvelles centrales.
L’Afrique subsaharienne compte désormais quelque 130 IPP, qui cumulent 11 000 MW, soit 15 % de la capacité installée totale, selon une récente étude menée par le Sud-Africain Anton Eberhard, professeur spécialiste des infrastructures à l’université du Cap. Au total, note cet enseignant reconnu, ces unités représentent 25,6 milliards de dollars (22,8 milliards d’euros) qui ne sont pas sortis de la poche des États mais de celle d’investisseurs désireux de miser sur ce secteur porteur.
Parmi eux, des poids lourds déjà bien implantés comme Globeleq (au Cameroun, en Afrique du Sud et en Côte d’Ivoire), ContourGlobal (au Togo, au Rwanda et au Sénégal), Taqa (au Maroc et au Ghana) ou encore Eranove (en Côte d’Ivoire et bientôt au Mali), mais aussi de nouveaux venus tels que Greenwish ou Platinum Power. Mais, depuis peu, ces investisseurs ont pu parfois percevoir une certaine froideur lorsqu’ils toquent à la porte des ministères.
Investir… sous conditions
« C’est une petite musique qui monte », admet un partenaire régulier des gouvernements africains. Il souligne néanmoins que tous les pays ne sont pas concernés, cette tendance s’observant principalement dans ceux qui s’appuient déjà sur le privé depuis un moment, comme le Sénégal, le Cameroun, le Gabon ou encore la Côte d’Ivoire.
À l’heure où son pays fait face à une situation sociale tendue qui rend périlleuse l’augmentation des tarifs de l’électricité, le ministre ivoirien de l’Énergie, Thierry Tanoh, ne cachait pas, lors du Africa CEO Forum 2017, à Genève, sa préoccupation vis‑à-vis de ces contrats généralement conclus sur plus de vingt ans et sans possibilité de renégociation. « Maintenant, nous sommes coincés », concluait l’ancien banquier.
Sans surprise, les investisseurs n’alignent pas des centaines de millions de dollars sans conditions. Lesquelles peuvent paraître excessives. « Ce fut le cas pour certains des premiers IPP, qui protégeaient les entreprises de manière déséquilibrée », abonde un spécialiste qui a fait carrière dans le public et dans le privé, citant l’exemple de la centrale dakaroise du groupe GTI.
Les exigences de bénéfices des IPP sont très fortes
Signée au début des années 2000, cette unité vendait son électricité 200 F CFA (0,30 euro) le kWh (le prix moyen dans la région est aujourd’hui estimé à environ 80 F CFA). Noyau dur qui définit les termes de ces partenariats public-privé, le contrat d’achat d’électricité (power purchase agreement, PPA) signé entre le privé et l’électricien national, souvent public, est au cœur des enjeux.
Premier d’entre eux, le prix du kWh reflète les coûts de revient de l’IPP, mais aussi le profit attendu par ses investisseurs dans un environnement économique jugé risqué. « Clairement, les IPP tirent les prix vers le haut, parce que leurs exigences de bénéfices sont très fortes », poursuit notre source. Difficile de connaître une rentabilité moyenne.
Mais, à titre indicatif, la centrale abidjanaise Ciprel – dont les données financières sont parmi les seules disponibles – se révèle bien plus rentable que les autres actifs d’Eranove présents dans l’électricité et l’eau en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Elle rapporte plus de 30 % du résultat opérationnel du groupe pour 9 % de son chiffre d’affaires.
Contrats contraignants ?
Deuxième point clé, la durée des contrats, qui court sur quinze ans au minimum. Une période au cours de laquelle le « risque pays » mais aussi le coût de la technologie peuvent significativement évoluer, à l’image du prix de l’énergie solaire, qui a connu une chute spectaculaire (moins 60 % en dix ans sur le continent).
« S’agissant de cette source d’énergie, on ne peut pas continuer avec de telles durées. Il faut moins verrouiller [les contrats] », estime Amadou Hott, vice-président de la BAD chargé de l’énergie. Preuve que la réflexion agite les gouvernements, le Burkina Faso, novice en matière d’IPP, « va opter pour une structuration des prix dans le solaire qui tienne compte de l’évolution de la technologie et du marché », souligne Alpha Oumar Dissa, ministre de l’Énergie.
C’est quasiment un endettement
Troisième enjeu : l’obligation pour l’État d’acheter l’électricité même s’il ne la consomme pas et, dans certains cas, « même si le privé ne produit pas », nous confiait avec humeur il y a quelques mois un officiel sénégalais à propos de ce principe dit du take or pay. Enfin, le PPA est assorti d’une garantie, généralement prise en charge par l’État pour rassurer les investisseurs face à des électriciens souvent peu solvables. « À chaque nouvel IPP, c’est une nouvelle garantie qui s’ajoute et que l’État peut être appelé à payer à tout moment. Du point de vue du FMI, c’est quasiment un endettement », poursuit l’une de nos sources.
La grogne ambiante n’est pas pour étonner Laurent Morel, directeur Energy & Utilities au sein du cabinet PwC France et Afrique francophone. « Quand un pays veut mettre en place des IPP, il cherche d’abord à attirer les investisseurs, puis dans un deuxième temps il va tenter de procéder à un rééquilibrage du marché », souligne ce spécialiste de l’énergie, notant que les IPP permettent de combler le déficit électrique (en matière de capacités), mais peuvent, à l’inverse, creuser le déficit financier du secteur lorsque le prix d’achat du kWh est supérieur au tarif fixé par l’État – une situation fréquente.
Deux solutions s’offrent alors aux autorités : augmenter les tarifs, au risque de provoquer l’ire de la population, comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire il y a un an (l’augmentation a été plus faible que prévu, un engagement que le président Ouattara a renouvelé le 1er mai), ou négocier point par point chacun des termes du PPA pour mieux les équilibrer.
Financements extérieurs : incontournables
« Chacun fait ses calculs et avance ses pions. Il y a des contrats qui vont être questionnés, mais pas au point de remettre en cause l’intervention du privé », estime un expert de l’Afrique francophone, soulignant qu’avant les négociations chaque partie veut prendre l’avantage en affichant son intransigeance. Il est difficile de se passer des financements extérieurs, un projet classique étant abondé à 30 % en fonds propres et à 70 % en dette. Mais « il y a une tendance croissante des États à considérer qu’ils peuvent agir seuls, parfois poussés par les bailleurs de fonds eux-mêmes », note l’une de nos sources.
Quelques centrales ont récemment été directement développées puis opérées par les énergéticiens publics, à l’image de la Société nationale d’électricité du Burkina Faso (Sonabel), qui vient de mettre en service la ferme solaire de Zagtouli. Mais cette importante installation de 33 MW a quand même été financée par des bailleurs de fonds (BEI, AFD et UE pour 46 milliards de F CFA).
De plus, les défenseurs des IPP pointent l’efficacité des privés – pour les délais de construction ou l’exploitation et la maintenance des sites. Au Maroc, la centrale de Taqa s’enorgueillit d’un taux de disponibilité de 92 %, tandis qu’en Côte d’Ivoire la direction de Ciprel rappelle que la centrale n’a jamais stoppé sa production durant le conflit. L’un de nos interlocuteurs pointe aussi les exemples du Bénin et du Togo. En 2006, Lomé confie à ContourGlobal la construction d’une centrale de 100 MW.
Inaugurée en 2010, elle a un coût au kWh qui fera grincer des dents (indexé sur le cours du pétrole, ce dernier est désormais moins élevé). La même année, Cotonou lance, via sa société publique, la construction de la centrale de Maria-Gleta I, qui tourne au fiasco. Elle sera prochainement rasée tandis qu’un appel à manifestation d’intérêt pour la construction de Maria-Gleta II (400 MW) a permis de présélectionner trois consortiums.
Les principaux acteurs
ContourGlobal
Cap des Biches, Sénégal 86 MW
Lomé, Togo, 100 MW
KivuWatt, Rwanda, 26 MW
Globeleq
Songas, Tanzanie, 190 MW
Azito, Côte d’Ivoire, 430 MW
Kribi Power, Cameroun, 216 MW
Jeffreys Bay, Afrique du Sud, 138 MW
De Aar, Afrique du Sud, 50 MW
Droogfontein, Afrique du Sud, 50 MW
Dibamba, Cameroun, 88 MW
Tsavo, Kenya, 75 MW
Eranove
Ciprel, Côte d’Ivoire, 543 MW
Taqa
Jorf Lasfar, Maroc, 2 056 MW
Takoradi, Ghana, 220 MW
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