À qui profite l’argent du pétrole produit en Libye ?
Alors que le pays reste englué dans une crise politique inextricable, le secteur pétrolier connaît une nette embellie. Mais la gestion des revenus qu’il génère obéit à des règles complexes. Explication.
Décidément, « de la Libye vient toujours quelque chose de nouveau », selon le mot d’Aristote. Alors que le pays n’arrive pas à se dépêtrer des multiples conflits de basse intensité qui minent son intégrité, la production de pétrole a atteint son plus haut niveau depuis 2014, avec 885 000 barils par jour à la mi-juin.
Fort de ce bon résultat – la production peinait à dépasser les 200 000 barils en 2016 –, Mustafa Sanalla, le président de la Compagnie nationale du pétrole (NOC), basée à Tripoli et qui gère la production d’or noir, a annoncé un plan ambitieux : 1,32 million de barils journaliers d’ici à la fin de l’année, 1,5 million fin 2018 et 2,2 millions en 2023. Avant la révolution, la production se situait autour de 1,6 million de barils.
Le croissant pétrolier sous le contrôle du maréchal Haftar
Derrière ces objectifs optimistes émerge la figure du maréchal Khalifa Haftar. Depuis le 13 septembre, le bras armé du gouvernement non reconnu d’El-Beida, en Cyrénaïque, dans l’est du pays, a pris le contrôle du croissant pétrolier, dans le golfe de Syrte, au centre de la côte libyenne. C’est là que se trouvent les principaux terminaux pétroliers – Ras Lanouf, Essider et Brega –, par où transite environ 60 % du brut libyen.
Khalifa Haftar pourrait se présenter comme le roi du pétrole en Libye
Auparavant, cette zone stratégique était entre les mains des hommes d’Ibrahim Jadhran, qui pendant longtemps a mené une politique de fermeture des vannes pour peser dans le jeu politique.
Khalifa Haftar a, lui, immédiatement autorisé le retour des exportations : la production a rapidement doublé, passant de 400 000 à 600 000 barils par jour. Sachant que ses hommes, unis sous la bannière de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), protègent également les champs pétroliers de l’Est, Khalifa Haftar pourrait se présenter comme le roi du pétrole en Libye.
La communauté internationale ne s’y est d’ailleurs pas trompée. Bien que s’opposant au gouvernement d’union nationale de Fayez el-Sarraj basé à Tripoli et reconnu par l’ONU, Haftar n’est plus considéré comme un obstacle à un règlement politique, mais comme un acteur incontournable.
La feuille de route du nouveau chef de la mission de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé, prévoit d’ailleurs qu’il discute avec l’ancien général de Kadhafi pour parvenir à un accord politique. Sauf que, dans un pays si morcelé, le roi d’un jour peut rapidement se retrouver déchu.
Les infrastructures pétrolières en souffrance
Dans le croissant pétrolier, le pouvoir de l’ANL ne tient que par un accord avec les tribus locales, les mêmes qui soutenaient Ibrahim Jadhran avant de se rallier à Haftar. Même si elles ont échoué, les contre-attaques de Jadhran dans le golfe de Syrte, en décembre dernier, puis l’offensive de Daesh, en mars, montrent la précarité de la situation. Et les infrastructures pétrolières ont beaucoup souffert.
Le jeu politique à multiples bandes pourrait mettre à mal la relance de la production pétrolière
À Essider, sur les dix-neuf cuves de stockage, treize sont endommagées, contre une seule détruite en 2011, selon Ibrahim Malhouf, manager au terminal pétrolier. Sept ont totalement fondu. « Il faut en reconstruire des nouvelles, ça coûte 50 millions de dollars l’unité et entre trois et quatre mois de travaux », précise Ibrahim Malhouf, qui estime la capacité de stockage actuelle à un tiers de celle de 2010.
Une « aubaine » car, en 2015, les trois champs, Mabrouk (qui était exploité par Total), Dahra et Jalou, ont été détruits par des raids de Daesh. « Nous n’aurions actuellement pas la capacité de stocker tout le pétrole si la production marchait à plein rendement », assure le responsable d’Essider.
Outre les obstacles tribaux et techniques, le jeu politique à multiples bandes pourrait mettre à mal la relance de la production pétrolière dans un pays qui détient les neuvièmes réserves mondiales d’or noir, selon l’administration américaine.
Le rapprochement de Haftar avec Fayez el-Sarraj, dont le point d’orgue a été une rencontre le 2 mai à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis, n’a pas été du goût du gouvernement d’El-Beida. « Si Sanalla vient à Benghazi, comme c’est prévu, je lui laisserai volontiers ma place. Mais si la NOC continue à opérer depuis Tripoli, nous pouvons bloquer toutes les exportations qui partent de nos terminaux », menaçait en février Naji el-Maghrebi, chef de la branche orientale de la NOC, fidèle au gouvernement d’El-Beida.
La sanction est arrivée quatre mois plus tard. Le 14 juin, le Premier ministre d’El-Beida, Abdallah el-Thinni, a ordonné l’arrêt de l’activité de Glencore, qui achemine environ 190 000 barils par jour et qui a un contrat d’exclusivité pour exporter le brut du terminal de Hariga. Une décision facilitée par le fait que la société suisse est détenue à 8,5 % par le Qatar et que le pouvoir d’El-Beida s’est rangé derrière l’Arabie saoudite dans son offensive diplomatique contre l’émirat gazier.
Dans l’Ouest, la situation n’est pas plus stable. L’activité a repris depuis début juin dans le principal champ de Sharara, à proximité d’Oubari, dans le sud-ouest du pays, après une grève de quelques jours à la suite d’un accident qui a causé la mort d’un ouvrier.
Des milices en profitent pour fermer les vannes ou pour se servir en pétrole
Le site produit environ 270 000 barils par jour. Officiellement, la production, l’acheminement et l’exportation de l’or noir extrait dans l’Ouest tombent dans l’escarcelle du gouvernement d’union nationale.
Dans les faits, la géographie morcelée complique la situation. Les pipelines traversent la zone d’influence de Zintan, localité qui a prêté allégeance au gouvernement d’El-Beida. « Des milices en profitent pour fermer les vannes ou pour se servir en pétrole. Certains le font pour des raisons politiques, afin de s’opposer à Fayez el-Sarraj, d’autres pour l’argent en revendant le pétrole en Tunisie », explique Houssam, un membre de la brigade anticontrebande du pétrole basée dans la région et placée sous le contrôle du ministère de la Défense du gouvernement de Tripoli.
L’argent de l’exportation pour payer les fonctionnaires
Dans tous les cas, le contrôle des infrastructures pétrolières ne conduit pas à toucher l’argent que génèrent les exportations. Le système mis en place fait que l’argent de la transaction passe par un compte de la Banque centrale de Libye (BCL) à l’étranger, avant d’être reversé dans les coffres de la BCL à Tripoli. Depuis l’été 2014 et la division du pays, l’institution financière a décidé de ne débloquer des fonds que pour deux principales lignes budgétaires : les salaires (64 % du budget de l’État en 2016) et les subventions sur certaines denrées.
L’argent de l’exportation de l’or noir extrait à Hariga sert à payer les salaires des fonctionnaires
Autrement dit, l’argent de l’exportation de l’or noir extrait à Hariga sert à payer les salaires des fonctionnaires du gouvernement de Tripoli, de même que l’exploitation des champs de l’Ouest finance les fonctionnaires de l’Est.
De quoi être tenté de vendre directement en sous-main, comme s’y était essayé Ibrahim Jadhran en 2014 avec le tanker Morning Glory, battant pavillon nord-coréen, qui a finalement été arraisonné par la flotte américaine. « Depuis début 2017, il n’y a plus d’équivalent du Morning Glory, assure un dirigeant d’une institution financière internationale. Les acteurs, Haftar au premier chef, auraient trop à perdre en crédibilité auprès des grands pays. »
Le maréchal s’est refait une virginité comme interlocuteur incontournable grâce à sa position dominante dans le secteur pétrolier. Mais il est loin de contrôler les sites patiemment acquis et ne bénéficie pas des revenus en devises. Même constat pour le gouvernement d’union nationale de Fayez el-Sarraj. Six ans après la révolution, l’or noir glisse toujours entre les doigts des factions libyennes.
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