Cameroun : comment Paul Biya tente de faire face à la crise anglophone
Près d’un an après son déclenchement, la crise anglophone embarrasse toujours au plus haut sommet de l’État. La décision de libérer les meneurs de la contestation, si elle a permis d’apaiser les esprits, n’a rien résolu. Et la présidentielle de 2018 approche…
Seul maître à bord depuis 1982, Paul Biya a eu le temps de démontrer ses talents de navigateur en eaux troubles. À un an de la présidentielle, alors que le baromètre n’est toujours pas au beau fixe dans l’ouest du pays, le chef de l’État, tout en gardant la main ferme sur la barre, a lâché du lest : le 30 août, face aux nuages inquiétants d’une rentrée scolaire qui s’annonçait orageuse, il a pris la décision de libérer par décret les principaux meneurs de la contestation anglophone (Félix Agbor Nkongho, Fontem Neba et Paul Ayah Abine), ainsi que « certaines autres personnes interpellées dans le cadre des violences survenues ces derniers mois dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ».
Sont concernées, dans un premier temps, un peu plus de 70 personnes, sélectionnées sur deux critères : le caractère pénal ou non des actes reprochés et leur état de santé. Cinquante-cinq d’entre elles ont déjà été libérées, selon le gouvernement, et une vingtaine d’autres devraient l’être dans les prochains jours. Une mesure d’apaisement aussitôt saluée par les Nations unies. Issa Tchiroma-Bakary, le porte-parole du gouvernement, se laissait même aller à l’optimisme : « Nous pensons que cela contribuera à ramener la quiétude de manière générale, à faire comprendre, y compris aux sécessionnistes, que la voie qu’ils ont prise n’est pas la bonne. » Quant à Jean Nkuete, secrétaire général du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, il saluait un « acte magnanime qui s’inscrit dans le prolongement de la démarche présidentielle d’apaisement et de renforcement de l’unité et de l’intégration nationales ».
« Ce décret intervient clairement pour éviter une seconde année scolaire quasi blanche dans les régions anglophones, estime pour sa part Hans De Marie Heungoup, analyste à l’International Crisis Group (ICG). Le fait que des enfants n’aillent pas à l’école était un signe, aux yeux du monde, que la crise perdurait. »
Un sentiment d’insécurité qui règne
Las, dans les rues de Bamenda, le 4 septembre, jour de la rentrée scolaire, au cœur de cette province du Nord-Ouest devenue frondeuse, rien n’indiquait que la carte abattue par Paul Biya avait été maîtresse. Les cours ont certes repris dans certains établissements de la ville, comme au lycée Down Town, où 200 élèves se seraient présentés. En revanche, la plupart des écoles privées n’ont pas rouvert leurs portes, et, alors que nombre de ses commerces restent fermés, Bamenda continue d’avoir des airs de ville morte. Des officiels du ministère de l’Éducation de base et de celui des Enseignements secondaires avaient pourtant fait le déplacement, comme à Buéa, dans le Sud-Ouest. Ici, c’est le ministre des Enseignements secondaires en personne, Jean Ernest Massena Ngalle Bibehe, qui a assisté à la reprise des cours – globalement respectée dans les lycées de Molyko et de Bokwango, ainsi que dans quelques écoles primaires. Mais beaucoup de familles ont préféré garder leurs enfants à la maison. « Ce n’est guère étonnant, estime Kah Walla, présidente du Cameroon People’s Party (CPP, opposition) : non seulement la décision de Paul Biya ne va pas assez loin, puisqu’une partie seulement des prisonniers ont été libérés, mais elle a surtout été effective trop tard, le jeudi soir [31 août], quatre jours avant la rentrée. »
Avec l’Aïd, qui cette année se fêtait le 1er septembre, et les commerces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest globalement fermés, il était en effet difficile pour les familles d’acheter les fournitures scolaires nécessaires.
D’autant qu’un vent de peur soufflait également sur les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, que Paul Biya n’est visiblement toujours pas parvenu à totalement contrôler. Malgré le renfort de 400 gendarmes, venus s’ajouter aux 1 359 membres des forces de l’ordre déjà mobilisés (sans compter les effectifs du Bataillon d’intervention rapide, en cas d’urgence), les risques de débordements ont poussé les parents à la prudence. De nombreuses menaces avaient en effet circulé sur les réseaux sociaux, exhortant les habitants à respecter scrupuleusement le mot d’ordre « ville morte ». Certains tracts, abondamment relayés, glaçaient même le sang : « Envoyez votre enfant à l’école et vous recevrez en retour sa dépouille à votre domicile. » « L’école est prise en otage par une portion congrue de prétendus combattants de l’indépendance de la zone d’expression anglophone », s’alarme un proche du gouvernement. « Ce sont ces enfants qui prendront soin de nous, parents, dans le futur. Nous n’avons pas à nous amuser avec leur formation. Ils ne doivent pas être pris en otage », ajoute le sénateur du Nord-Ouest, Fon Doh Ganyonga.
Intensifier les opérations ville morte
Les services de renseignements enquêtent toujours sur une cache d’armes découverte au début du mois d’août, que les autorités ont imputée à un mouvement sécessionniste anglophone. Fusils semi-automatiques, appareils de vision nocturne avec télémètre laser, lunettes de tir, épiscope de tir avec blindage, bipieds et trépieds pour arme de précision, chargeurs pour fusils d’élite, tubes containers à charge explosive, produits chimiques… L’arsenal détaillé par le gouvernement fait froid dans le dos. « Il y a en effet une frange extrémiste qui prône la violence », dénonce Kah Walla, dont le parti appelle à un dialogue pacifique. « Mais Paul Biya contribue à les renforcer en emprisonnant les modérés », explique-t-elle.
Certes, le principal parti d’opposition, le Social Democratic Front (SDF), dont le siège est à Bamenda, prône toujours un dialogue non violent en vue d’instaurer le fédéralisme, option qu’a toujours rejetée Paul Biya, attaché à la forme actuelle de l’État unitaire « décentralisé ». Mais les revendications sécessionnistes n’ont pas pour autant cessé. « Ce décret ne change pas notre objectif, qui est de restaurer notre indépendance », affirme, au sein de la minorité séparatiste, Raymond Sama, le directeur de la chaîne de télévision Southern Cameroon Broadcasting Corporation (SCBC TV). Les anglophones « continueront à résister jusqu’à ce que tous [leurs] frères soient libérés », assure-t-il. Même avis du côté des autonomistes de l’Ambazonie, une entité qui regrouperait les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Ces derniers ont annoncé vouloir « intensifier les opérations “ville morte” et fermer des écoles jusqu’au moment où tous ceux qui sont encore en détention seront libérés ».
Le plan de Paul Biya a-t-il échoué ? Si les avocats de Félix Agbor Nkongho et Fontem Afonteka Neba ont indiqué espérer une rentrée scolaire normale et pacifique, leurs clients ne se sont pas exprimés officiellement depuis leur libération. Peu avant d’être reconduits chez eux sous bonne escorte – de militaires encagoulés –, ils avaient été reçus au secrétariat d’État à la Défense par le patron de la gendarmerie, qui leur avait « fait la leçon », selon un de leurs proches. Contacté par Jeune Afrique le 5 septembre, Fontem Afonteka Neba expliquait être « en train d’étudier la situation », laquelle, selon lui, serait pire qu’au moment de son arrestation, huit mois plus tôt.
Améliorer le dialogue entre le gouvernement et l’opposition
Le dialogue semble en effet n’avoir jamais existé entre les leaders anglophones et le Palais d’Etoudi, où le président, comme à son habitude, paraît inaccessible, abrité derrière son réseau de collaborateurs. Une Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme a bien été créée le 23 janvier 2017, même si, selon un acteur du dossier, qui souligne qu’elle n’est tenue de se réunir que tous les six mois, elle n’a pour l’heure aucune influence. À sa tête, Peter Mafany Musonge, membre anglophone du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) et ancien Premier ministre (1996-2004), pourrait faire figure d’émissaire de Paul Biya dans son fief du Sud-Ouest. Mais même lui n’a pas d’accès direct à Etoudi.
S’il a l’oreille des élites locales, il doit passer par le gouverneur de sa région, Bernard Okalia Bilai, patron des forces de sécurité sur place, qui transmet quasi quotidiennement les informations venues du terrain à René Emmanuel Sadi, le ministre de l’Administration territoriale, et à Paul Atanga Nji, ministre chargé de mission à la présidence et secrétaire permanent du Conseil national de défense. Ce sont ces derniers qui ensuite rendent compte au chef de l’État ou à son proche entourage. Même chose du côté du Nord-Ouest, avec un autre ancien Premier ministre, Simon Achidi Achu, vice-président du Sénat, qui discute avec le gouverneur Adolphe Lele Lafrique.
Des tensions encore présentes
Une anecdote en dit long sur la relative impuissance de ces barons locaux face au rempart parfois infranchissable d’Etoudi, que Paul Biya érige en mur protecteur d’un « Cameroun un et indivisible » : le 15 février, le sénateur Achu signait à l’hôtel Ayaba de Bamenda, en compagnie de plusieurs collègues du RDPC, un appel à la libération des leaders anglophones. Mais ceux-ci n’ont été relâchés que près de sept mois plus tard.
« Chacun joue sa carte dans son fief, essayant de se présenter en émissaire ou en sapeur-pompier dans l’optique d’un possible remaniement, mais aucun ne contrôle la base sur le terrain », glisse un proche du dossier. « Paul Biya ne devrait pas se contenter des rapports biaisés qui lui parviennent, mais devrait plutôt se rendre dans les régions concernées pour toucher du doigt les réalités », estime Joshua Osih, vice-président du SDF.
« Il y a huit mois, la situation était plutôt calme, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui », prévient Fontem Afonteka Neba. Le 4 septembre, des échauffourées opposaient encore des populations aux forces de l’ordre – officiellement intervenues pour interpeller des trafiquants de drogue à Kumba, dans le Sud-Ouest. Deux personnes, dont un mineur, y ont été tuées par balle par les gendarmes. Deux victimes de plus imputées par les villageois à ce qu’ils considèrent comme une répression du pouvoir de Yaoundé. Chez les anglophones, le feu couve sous la cendre.
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