L’autre affaire Ben Barka

L’hebdomadaire français L’Express le révèle : l’ancien leader tiers-mondiste « disparu » en 1965 était un agent de l’Est dûment rémunéré. Les faits rapportés sont peu discutables. Leur interprétation beaucoup plus.

Publié le 16 juillet 2007 Lecture : 11 minutes.

« Ben Barka était un agent de l’Est. » C’est ce que croit révéler la dernière livraison de L’Express (5 au 11 juillet). Première réflexion à chaud : c’est n’importe quoi. Une énième tentative d’assassiner symboliquement le leader de la gauche marocaine, kidnappé à Paris le 29 octobre 1965 À la lecture de l’enquête, qui court sur huit pages, documents à l’appui, une double évidence s’impose : c’est, à la fois, vrai et faux. Les faits ne sont pas contestables, mais leur interprétation et la conclusion qui s’en dégage – Ben Barka espion – sont sujettes à caution. Mieux, il est loisible à ceux qui ont fréquenté Mehdi Ben Barka de donner aux révélations de L’Express une signification plus conforme à ce qu’étaient l’homme et la réalité historique.
Le scoop de notre confrère est tiré des archives de la StB, les services secrets tchécoslovaques. C’est le journaliste et historien Petr Zidek (36 ans), un spécialiste de l’Afrique francophone, qui s’est chargé de passer au crible quelque 1 550 pages d’archives. En compulsant le dossier 43-802, on apprend que Ben Barka, alias « Cheikh », a fourni pendant des années des informations « plus ou moins fiables » à plusieurs officiers traitants, qui les ont transmises au KGB soviétique. Les informations ne sont pas rédigées de la main du leader de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), mais de celles de ses interlocuteurs, qui recopiaient ce qu’il leur disait. Les archives attestent que l’opposant marocain a été rétribué, mais la partie du dossier concernant le mode de rémunération (43-802-030) a été bizarrement détruite.
Petr Zidek, qui en a vu d’autres, est déconcerté par le cas Ben Barka : « D’ordinaire, écrit-il, les services recrutaient des agents moins en vue. L’opposant marocain a accepté de collaborer par conviction, et aussi parce qu’il avait besoin d’aide, notamment auprès des Soviétiques. À la lecture des documents, on découvre un homme très pragmatique, et pas forcément sympathique. »
La première rencontre a lieu à la mi-mars 1960, au Fouquet’s, à Paris. C’est Abdessamad Kenfaoui, un intellectuel subtil, traducteur de Brecht et, pour l’heure, en poste à l’ambassade du Maroc à Paris, qui présente Ben Barka à un confrère tchécoslovaque, Zdenek Micke. La trentaine, deuxième secrétaire à l’ambassade, celui-ci porte au StB le nom de guerre de « capitaine Notl ». Ben Barka (40 ans) n’est pour sa part pas exilé à Paris : en délicatesse avec le Palais, il s’est éloigné du Maroc en attendant des jours meilleurs.

La rencontre du Fouquet’s est suivie d’un dîner à l’ambassade de Tchécoslovaquie. Kenfaoui, l’artiste, est en retard. Ben Barka, ponctuel comme à son habitude, confie à son nouvel ami ce qu’il a envie d’entendre : le Maroc est en crise et devrait emprunter la « voie socialiste ». Dans cet objectif, il faut unir les forces de gauche et traiter avec le communiste Ali Yata – qu’il n’aime guère Ben Barka rentabilise son dîner : il souhaite être reçu au Kremlin, si possible par un proche de Khrouchtchev, et compte sur les Tchécoslovaques pour favoriser une éventuelle rencontre. Notl ayant poliment évoqué une visite dans son pays, il se précipite pour en faire une invitation formelle.
Apparemment, l’opposant en quête d’une alliance avec l’URSS se persuade que le chemin de Moscou passe par Prague. En avril, rencontrant à Conakry l’ambassadeur de Tchécoslovaquie, il lui annonce qu’il compte se rendre à Belgrade et à Prague. Le diplomate informe son gouvernement, qui s’affole. La Tchécoslovaquie entretient avec le Maroc de Mohammed V (son deuxième partenaire commercial dans le monde arabe) d’excellentes relations, qu’elle ne veut surtout pas mettre en péril. Mais il lui faut également éviter de déplaire à Ben Barka, qui représente peut-être l’avenir. Alors, puisqu’il faut apparemment l’inviter, la centrale syndicale s’en chargera
En attendant, Ben Barka ne lâche pas. À Paris, il cultive ses relations avec Zdenek (Notl), qui devient un ami. Ils déjeunent chez Lipp, vont au théâtre, au cinéma (le film soviétique La Balade du soldat), et parlent de philosophie marxiste Jusqu’à présent, l’attitude de l’opposant n’a rien d’extraordinaire. C’est le Ben Barka qu’on connaît. Homme de pouvoir, ambitieux, travailleur, séduisant, il a rencontré un diplomate de l’Est, qu’il considère comme l’homme idoine pour gagner les sympathies de Moscou. Selon toute probabilité, il a dû assigner la même mission à d’autres personnages rencontrés dans d’autres capitales. S’agissant du diplomate à Paris, sait-il à qui il a affaire ? Sans doute, mais une chose est sûre : qu’il soit par ailleurs espion n’ôte rien à ses qualités. Au contraire. Il n’en a que plus de valeur à ses yeux.
Au bout d’un an, les relations entre Ben Barka et Notl prennent une autre tournure avec l’apparition de l’argent. Curieusement, c’est le chef de l’opposition marocaine, qui n’est pourtant pas dépourvu de moyens (on y reviendra), qui en prend l’initiative, à des fins assez mystérieuses. Le 12 mars 1961, il demande au diplomate de lui donner 10 000 francs, somme destinée à France Observateur, pour s’assurer, dit-il, le soutien de ce journal à la gauche marocaine. Le motif surprend : l’hebdomadaire de Claude Bourdet ne mange pas de ce pain-là. Et puis, il est déjà acquis à la cause de Ben Barka et de ses amis. Mais peut-être s’agit-il de participer à ces souscriptions de soutien que France Observateur est périodiquement contraint de lancer. Quoi qu’il en soit, Ben Barka sait désormais – et c’est peut-être le but de la manuvre – que Zdenek-Notl possède un certain poids puisqu’il peut avancer des fonds.

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Au sein du StB, en dépit de ce flirt poussé, on hésite à enrôler l’opposant marocain. La mariée est trop belle. Mohammed V meurt le 26 février 1961 et l’on ne prête généralement pas une grande longévité politique à Hassan II, son fils (six mois selon la CIA). Notl n’estime ni souhaitable ni réalisable de procéder au recrutement formel de Ben Barka. Voici ce qu’il écrit le 1er juillet 1961 : « Cheikh a de grandes ambitions. Il veut jouer un rôle de premier plan dans le futur État marocain. Pour cette raison, il est possible d’envisager plutôt une coopération sur une base politique. » Pour commencer, on décide d’organiser sa venue en Tchécoslovaquie.
Elle a lieu le 12 septembre 1961. Ben Barka arrive au volant de sa voiture (de marque Opel), par la frontière autrichienne. Il a droit à la visite des grandes réalisations du régime et des richesses du patrimoine, mais aussi aux sorties dans les boîtes à la mode. Il se rend dans des usines et des coopératives agricoles, rencontre des étudiants, des syndicalistes, des officiers L’opération de séduction réciproque tourne à plein. Mehdi est si à l’aise qu’il ne néglige pas la gaudriole, quitte à laisser des traces dans les archives du StB : « Lors du dîner au restaurant Chez Mécène, Cheikh a fait la connaissance d’une femme inconnue – d’orientation progressiste – et ils ont eu des relations intimes. Cheikh nous a dit qu’elle était divorcée, avec un enfant de 5 ans, et qu’elle était d’origine russe. » Mehdi ne cache rien à son ami Notl, qui consigne scrupuleusement ses confidences : « Son frère vient de lui procurer une de ses maîtresses, qui travaille comme dactylo au cabinet du ministre des Armées, Pierre Messmer, à Paris. Cheikh va l’inviter à Genève, lui donner de l’argent et se consacrer à elle – bien qu’elle ne soit pas jolie – afin de gagner sa faveur pour qu’elle lui fournisse des informations ou, plutôt, des documents du ministère. »

Les relations entre le StB et Ben Barka demeurent donc informelles, mais elles se sont sensiblement modifiées depuis son séjour en Tchécoslovaquie. « Je peux parler avec lui ouvertement, écrit Notl, de toutes les questions de renseignement. » Au cours de l’automne 1961, un pas supplémentaire est franchi. Le StB commence à rémunérer le leader marocain. Il lui remet 1 500 FF par mois en échange de documents censés émaner du SDECE (le contre-espionnage français). Le StB n’est pas sûr de l’authenticité desdits documents – qui, au demeurant, ont disparu du dossier 43-802 -, mais il continue à verser le salaire.
Le 15 mai 1962, Ben Barka rentre au Maroc pour assister au congrès de son parti. Par la force des choses et par prudence, ses contacts avec le StB s’espacent. En février 1963, il fait un bref séjour à Prague. Entre-temps, la question de son recrutement a été tranchée. Il ne sera pas un agent mais un « contact confidentiel ». Notl passe la main à Karel Cermak, alias « Cervenka », qui sera désormais son officier traitant.
Depuis le retour de Ben Barka, le Maroc connaît une période d’intense activité politique. Lors des premières élections législatives, en dépit de nombreux tripatouillages, la gauche l’emporte dans les centres urbains : 3 sièges – dont celui de Ben Barka – sur 4, à Rabat. La confrontation n’est pas toujours pacifique : ce même Ben Barka est victime d’un accident de voiture provoqué ouvertement par la police. De son côté, l’opposant participe à l’un des deux complots ourdis contre Hassan II De crainte d’être découvert, il quitte le Maroc, le 23 juin 1963. Pour ne plus y revenir.
Entre juillet et décembre 1963, il fait plusieurs séjours à Prague, où il renoue avec le StB, qui en profite pour le débriefer. Le 17 décembre, Josef Houska, le patron du renseignement extérieur, rédige une note élogieuse à son sujet : « La collaboration avec le contact confidentiel Cheikh s’est avérée très intéressante pendant les deux réunions d’août et de novembre 1963. Cheikh est plus sérieux dans la collaboration, il nous donne des informations et des documents intéressants. » Curieusement, le montant de sa rémunération diminue : 1 500 livres sterling par an.
Le 19 août 1963, Ben Barka débarque en voiture avec son épouse et leurs quatre enfants. Sans prévenir personne, il a décidé de passer des vacances en famille dans la station thermale de Karlovy Vary. Il est muni d’un passeport de service algérien au nom d’Abdelkrim Zaidi. Ayant soutenu publiquement l’Algérie dans la « guerre des Sables » contre le Maroc (octobre 1963), il a été condamné à mort. Mais ses relations avec la StB traversent une mauvaise passe. Ses « officiers traitants » lui reprochent un certain laisser-aller : informations tardives ou de seconde main, contacts irréguliers Il est rémunéré comme « pigiste », au coup par coup. Dans un rapport daté du 25 août 1964, on peut lire : « Il est sûr que Cheikh est progressiste dans ses contacts avec nous, proaméricain dans ses contacts avec les Américains et opportuniste dans ses contacts avec Bourguiba, Nasser et les baasistes d’Irak et de Syrie. » En outre, les Soviétiques l’accusent d’avoir été « corrompu par les Chinois ».
Ce qui n’arrange rien, les autorités marocaines soupçonnent les services tchécoslovaques d’entraîner des opposants marocains à la demande de « Cheikh ». En fait, seul Ben Barka lui-même a bénéficié d’un tel entraînement. À sa demande, il a, du 9 au 17 mars 1965 à Prague, suivi un stage de formation aux techniques de la conspiration : les langages codés, les liaisons radio, l’art et la manière de déjouer les filatures
Voilà donc Mehdi Ben Barka, l’une des figures les plus prestigieuses du combat du Maroc pour la restauration de sa souveraineté, le bâtisseur de la Route de l’unité au lendemain de l’indépendance, le champion infatigable de la démocratie, l’initiateur de la Conférence de solidarité entre les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine Voilà donc cet homme d’exception, qui suscite respect et admiration à travers le monde, réduit à un rôle d’agent stipendié d’une puissance étrangère ! C’est la conclusion qui se dégage de l’enquête de L’Express. Et il ne sert à rien de crier à la calomnie et au complot parce que les faits sont, pour l’essentiel, avérés.

Mais cette conclusion n’est pas la seule qui s’impose. Et les faits sur lesquels elle s’appuie sont contredits par d’autres faits, non moins avérés. Sans occulter ce qu’il y avait de trouble et d’obscur dans le personnage de Ben Barka, on peut suggérer une autre lecture de cet étrange épisode tchécoslovaque.
Expédions, pour commencer, le stage de formation qui suggère que Ben Barka prenait au sérieux son nouveau métier d’espion. Une autre explication est plus vraisemblable. L’ancien professeur (d’Hassan II, notamment) voulait tout apprendre par lui-même et de façon boulimique. Au même moment, appelé à traiter avec les Cubains pour la préparation de la « Tricontinentale », il s’était mis à l’espagnol. Le stage de Prague était sans doute censé inaugurer une formation plus large destinée à certains militants, dans la perspective de la révolution au Maroc, qui demeurait l’objectif stratégique du leader de la gauche. D’ailleurs, des stages du même genre étaient simultanément prévus ailleurs.
Des révélations de L’Express, on retire l’impression que c’est l’argent, l’appât du gain, qui faisait courir le commis voyageur de la révolution du Tiers Monde. Quiconque a connu Ben Barka ne peut accorder le moindre crédit à cette allégation. D’autant qu’il n’avait pas besoin d’argent. Entre Nasser, le Baas, l’Algérie de Ben Bella et les autres, les sources de financement ne lui manquaient pas : il disposait de tout ce dont il avait besoin pour vivre, faire vivre sa famille et mener ses activités. Comment, dans ces conditions, expliquer qu’il ait accepté d’être rétribué par le StB – en principe, du moins, puisque les traces des versements ont été détruites ? À ses yeux, les subsides qu’il recevait ne devaient pas prêter à conséquence. Ce n’était pas de l’argent sale ou louche dès lors qu’il provenait d’un allié avec lequel on partageait le même objectif.
C’est la nature de la relation qu’entretenait Ben Barka avec l’URSS et le camp socialiste qui est ici en cause. Le chef de l’opposition, qui aspirait à prendre le pouvoir au Maroc par des moyens qui n’étaient pas nécessairement démocratiques, était en quête d’alliances extérieures. C’était le temps de la guerre froide, le monde était divisé en deux « blocs » hostiles. L’entreprise de Ben Barka n’était pas aisée : son adversaire, Hassan II, était solidement installé dans le camp occidental et entretenait des relations amicales avec le camp socialiste. C’est surtout dans ce dernier que Ben Barka avait quelque chance d’obtenir des appuis. En ce début des années 1960, il cherchait fébrilement à s’ouvrir les portes du Kremlin. Sans doute s’était-il convaincu d’avoir déniché la bonne clé en faisant la connaissance du diplomate-espion, à Paris Les débuts de la relation entre les deux hommes donnent l’impression que c’est le Marocain qui « draguait » le Tchécoslovaque. Voire cherchait à le recruter.
Un trait de la personnalité de Mehdi Ben Barka permet de mieux comprendre cet épisode. Le leader révolutionnaire avait une faiblesse pour le monde des services spéciaux et de l’espionnage. Il était attiré, fasciné par l’au-delà des apparences. Il ne se méfiait pas des hommes de l’ombre, cherchait à les séduire et traitait avec eux d’égal à égal. Fort de son intelligence, de son habileté, de sa capacité de travail et de sa force de conviction – de son cynisme, aussi -, il en était venu à se persuader qu’il était à lui seul un service spécial et qu’il aurait le dernier mot dans les entreprises complexes dans lesquelles il s’engageait imprudemment.
C’est d’ailleurs ce qui l’a perdu, le 29 octobre 1965. L’opposant avait rendez-vous ce jour-là avec des personnages interlopes qu’il croyait contrôler. C’est peut-être le point commun aux deux affaires Ben Barka : l’une et l’autre peuvent se résumer à l’histoire d’un manipulateur manipulé.

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