Ismaïl Omar Guelleh

Le chef de l’État djiboutien explique comment il va faire de son pays un pont entre le continent et la péninsule Arabique. Et revient sur les tensions avec la France ainsi que sur ses relations avec ses voisins.

Publié le 16 juillet 2007 Lecture : 8 minutes.

Petit pays, grandes ambitions. La République de Djibouti, qui vient de célébrer le 27 juin ses trente années d’indépendance, se veut la plaque tournante des investissements arabes à destination de la Corne de l’Afrique. Résultat : un (relatif) afflux de capitaux en provenance du Golfe et des projets de développement ambitieux, qui viennent récompenser une stratégie d’extraversion clairement revendiquée. Petit pays, mais grosse cote à la Bourse des valeurs géostratégiques. Face au détroit de Bab el-Mandeb, Djibouti abrite deux bases militaires d’envergure : une française (2 800 hommes) et l’autre américaine (2 000 hommes). Chef de l’État depuis huit ans – son second et dernier mandat selon la Constitution s’achèvera en 2011 -, Ismaïl Omar Guelleh, 60 ans, s’est, il y a peu, expliqué dans nos colonnes à propos de « l’affaire Bernard Borrel », du nom de ce magistrat français retrouvé mort en 1995, qui empoisonne les relations entre son pays et l’ex-métropole coloniale (voir J.A. n° 2424). Voici la seconde partie de cet entretien, réalisé à Djibouti et à Paris, fin juin et début juillet.

Jeune Afrique : La République de Djibouti est-elle une démocratie ?
Ismaïl Omar Guelleh : Bien évidemment. Et une démocratie qui se porte bien. Nous sommes un petit pays stable, calme et gérable. Nous nous connaissons tous entre nous. Il existe deux blocs politiques clairement définis : une alliance de quatre partis d’opposition et une alliance de cinq partis de la majorité. L’opposition boycotte les élections, c’est son droit, on ne peut pas l’obliger à y participer. Mais cela n’empêche pas que les libertés individuelles et publiques sont protégées. Il n’y a pas à Djibouti de détenus politiques, pas de passeports confisqués, pas d’exécutions capitales, pas de recrutements ethniques dans la fonction publique, aucune entrave d’aucune sorte.

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Pourtant, il n’existe pas de presse d’opposition. Le Renouveau djiboutien, qui en tenait lieu, a cessé d’exister
Écoutez. Ce journal est l’organe d’un parti, le Mouvement pour le renouveau démocratique, qui, bien que dépassant régulièrement les bornes – il lui arrive d’inciter à la violence -, n’a jamais été interdit. La règle élémentaire pour un média est qu’il ait un directeur de la publication vivant dans le pays ainsi qu’un dépôt légal. Or Daher Ahmed Farah, qui est officiellement le patron du Renouveau, non seulement a quitté Djibouti pour s’installer en Belgique avec sa famille, mais il y a demandé l’asile politique. On n’est pas directeur d’une publication via l’Internet ou le téléphone. La loi ne le permet pas. Nous avons demandé à ses frères et à ses amis qui résident ici de désigner un nouveau directeur. En attendant, ce journal ne paraît pas. Point final.

Tout de même, vous êtes l’un des rares pays d’Afrique subsaharienne où il n’y a pas de journaux d’opinion. Cela fait désordre
Que devrais-je faire ? Laisser violer la loi ? Qu’ils désignent donc un nouveau directeur et Farah pourra continuer à écrire ses articles depuis son lieu d’exil volontaire, ça m’est égal.

Autre cas : celui de Jean-Paul Noël Abdi, ancien député et actuel président de la Ligue djiboutienne des droits humains, condamné en mars dernier à six mois de prison pour « divulgation de fausses nouvelles », suite à la découverte d’un charnier datant de 1994.
Allons-y ! Ce type est tout seul, à la tête d’une organisation sans membres, sans cotisations, sans assemblée générale, sans adresse. Grâce aux 10 000 dollars mensuels et à la voiture que lui donne l’ambassade des États-Unis à Djibouti, il édite un tract et fait de la politique, en revendiquant le statut d’ONG apolitique. Le tout avec une virulence extrême et des accusations gratuites. Voilà quelqu’un que l’on ramasse la nuit dans les rues. Ce monsieur est un irresponsable.
Ce n’est pas un motif de condamnation
Il a été condamné pour dénonciation calomnieuse. Il l’a été pour s’être fait le porte-parole de ceux qui veulent la guerre civile dans ce pays en ravivant, sans aucune preuve, des histoires des années 1990.

Pourquoi, selon vous, toutes les ONG de défense des droits de l’homme vous tiennent dans leur collimateur ?
Je ne sais pas. Nous sommes un petit pays et un petit peuple qui n’embêtent personne et à qui l’on cherche noise. Il suffit que deux ou trois voyous se rendent en Europe et racontent n’importe quoi pour qu’on les prenne au sérieux ! Idem pour l’affaire Borrel : en douze ans, la justice française n’a pas été capable de l’élucider, alors c’est devenu l’affaire des ONG et de certains journalistes, qui distillent leur venin. La vérité, nul ne s’en soucie. Dans tout cela, je vois, moi, une belle dose de racisme.

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Djibouti est-elle une cible pour al-Qaïda ?
Ni Ben Laden, ni al-Zawahiri, ni aucun dirigeant d’al-Qaïda n’a jusqu’ici cité Djibouti comme cible.

Pourtant, vous abritez une base américaine. C’est étonnant.
Non, c’est sans doute parce que nous sommes un pauvre petit peuple

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À ce propos, Amnesty et d’autres organisations croient savoir que Djibouti sert, ou a servi, de lieu de transit et d’interrogatoire secrets pour la CIA dans le cadre de sa guerre antiterroriste. On parle même d’un lieu de détention spécial à côté de l’aéroport international d’Ambouli
Le camp Lemonnier, où sont installés les Américains, jouxte la piste de l’aéroport d’Ambouli. Je ne suis pas au courant de ce que transportent les avions américains qui atterrissent sur cette base ou qui en décollent. Leur dispositif antiterroriste est également implanté à Addis-Abeba, à Nairobi et à Sanaa, au Yémen. Ils le gèrent eux-mêmes, et ils le gèrent seuls. Si transferts de détenus il y a, nous n’en sommes pas informés. Pas plus que nous n’avons été informés de leurs opérations en Somalie à partir de leur base ici.

Quelle est la formule la plus appropriée pour une solution négociée en Somalie ?
C’est au gouvernement de Mogadiscio de faire le premier pas. Il contrôle la situation, il domine, il est soutenu et financé par la communauté internationale, il va obtenir des militaires étrangers pour assurer sa sécurité, c’est à lui de faire un geste. C’est à lui de préparer le terrain pour une conférence ouverte à toutes les bonnes volontés. On voit d’ailleurs que certains partenaires, les Européens notamment, sont gênés par l’intransigeance de ce gouvernement de transition.

Pensez-vous toujours que l’intervention de l’armée éthiopienne était une erreur ?
Un peuple n’accepte jamais de gaieté de cur d’être occupé. Mais peut-être y voit-on plus clair aujourd’hui. Si les Éthiopiens partent après que toutes les armes auront été remises à l’Amisom, la force de l’Union africaine déployée à Mogadiscio, peut-être finalement auront-ils fait uvre utile.

Les investisseurs du Golfe multiplient les grands projets chez vous. On parle maintenant d’une liaison fixe – un pont – entre Djibouti et le Yémen. Faut-il prendre cette affaire au sérieux ?
C’est une initiative de Tarik Ben Laden, un des demi-frères d’Oussama Ben Laden. Il pense qu’un pont reliant l’Asie et l’Afrique serait un formidable levier pour le développement des économies des deux continents. Il en a fait une affaire personnelle. Le projet lui tient très à cur. Il a rassemblé un tour de table, s’est arrangé avec le Yémen, a obtenu d’importantes parcelles côtières, et veut y créer une ville nouvelle. Le pont et la ville nouvelle s’articulent avec le projet d’établissement d’une ligne de chemin de fer transarabique, porté par un consortium de sociétés du Golfe, qui doit s’arrêter aux portes du Yémen. Tarik Ben Laden pense qu’on peut le prolonger, lui faire traverser le pont, et connecter ce réseau arabe avec le réseau africain, avec la liaison longitudinale qui va jusqu’en Afrique du Sud. Au total, le pont et le raccordement des réseaux ferrés devraient coûter 19 milliards de dollars.

Vous rêviez, lors de votre élection en 1999, de transformer Djibouti en « Dubaï de l’Afrique de l’Est ». Aujourd’hui, où en sont les fameux grands chantiers d’infrastructure ?
Deux raffineries seront construites très prochainement, une koweïtienne et une saoudienne. La koweïtienne sera implantée sur le site de Doraleh, à proximité du port pétrolier, et aura une capacité de 250 000 barils/jour. La saoudienne sera à Tadjourah, les détails sont en cours de finalisation. Nos amis émiratis envisagent la construction d’un nouvel aéroport, un hub international de transit et de services, qui sera le prolongement du port à conteneurs de Doraleh. C’est un investissement de près de 4 milliards de dollars. Un groupement privé koweïto-singapourien veut créer un centre financier international à Djibouti, afin de le mettre au service du continent. Les Malaisiens vont implanter un centre d’exportation des huiles alimentaires, pour pénétrer le marché africain à partir de Djibouti. Le projet est bien avancé, puisque les silos, situés dans l’ancien port franc, sont en passe d’être achevés. On parle également d’un chantier naval. La façade est du continent africain en est dépourvue, un marché existe donc bel et bien pour ce type d’industries. Le secteur du tourisme est lui aussi en plein boom : le Kempinski Palace a ouvert ses portes en novembre 2006, et sa capacité d’accueil sera doublée d’ici à deux ans. Une marina et une corniche verront le jour d’ici à 2009. Vous voyez, notre pays ne manque pas d’attraits à qui veut bien lui en trouver. Les Arabes, les Chinois, les Asiatiques nous ont fait confiance

Et les autres ?
Les investisseurs français et européens n’ont pas été à la hauteur, et j’ai peur qu’il n’y ait rien à attendre d’eux. Il est impossible de citer ne serait-ce qu’un seul projet économique d’envergure qui ait été porté par des sociétés européennes. À croire que dans l’esprit de nos anciens colonisateurs, Djibouti se résume à un pays-garnison, une base militaire, un terrain d’entraînement, un champ de tir ! On n’a jamais senti une quelconque volonté de la France d’investir ici. C’est très problématique, et cela pourrait entraîner des révisions déchirantes

Lesquelles ?
Tous les investisseurs actuels sont des gens qui travaillent en anglais. Nous avons un sérieux handicap : notre main-d’uvre est certes qualifiée, mais elle n’est qualifiée qu’en français. Or les sociétés opérant ici recherchent de plus en plus des profils bilingues ou anglophones. Ils font donc appel à de la main-d’uvre et à un encadrement étranger, ce qui est regrettable. Nous allons devoir recycler nos compétences et nous mettre à niveau en anglais.

La francophonie est-elle devenue un handicap ?
Absolument.

Peut-on imaginer pour Djibouti une évolution similaire à celle du Rwanda, qui s’inscrit maintenant davantage dans la mouvance anglophone que dans la mouvance francophone ?
Oui, mais le Rwanda n’est pas le seul exemple. Il y a aussi l’île Maurice. Nous ne pouvons pas prendre le risque d’être marginalisés économiquement.

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