Zerhouni sur tous les fronts
Élections, terrorisme, émeutes, réforme de l’administration… Depuis 1999, l’inamovible ministre de l’Intérieur est constamment en première ligne. Enquête sur un homme au coeur du système.
Inamovible ministre d’État, ministre de l’Intérieur, Noureddine Yazid Zerhouni, 71 ans, dispose d’un statut particulier dans les gouvernements algériens successifs depuis le retour aux affaires d’Abdelaziz Bouteflika, en 1999. Terrorisme ou criminalité, catastrophe naturelle ou réforme de l’administration, élections ou émeutes, Zerhouni est constamment en première ligne. Son long passage par la grande muette ne l’empêche pas d’être le membre le plus loquace de l’exécutif. Mais son parcours exceptionnel reste peu connu du grand public.
Après sa victoire à la présidentielle de 1999, Bouteflika n’a pas encore formé son gouvernement qu’il fait déjà face à une échéance importante : l’organisation d’un sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) prévu deux mois plus tard, en juillet 1999. Il fait appel à Noureddine Yazid Zerhouni, ex-colonel, ambassadeur à la retraite, pour piloter le comité de préparation. Peu d’Algériens connaissaient ce commis de l’État au patronyme célèbre : originaire de Tlemcen, la famille Zerhouni est réputée pour avoir fourni à l’Algérie indépendante de nombreux cadres – civils et militaires -, universitaires et praticiens. Moins d’une décennie plus tard, l’opinion s’est habituée à ce visage au sourire rare et à l’expression martiale. Incarnation de l’aile moderniste du pouvoir, Zerhouni est également l’une des rares personnalités politiques algériennes qui ne résistent pas au plaisir d’assister au vernissage d’une exposition, à l’avant-première d’une pièce de théâtre ou au premier tour de manivelle d’un film algérien. Mélomane féru de musique andalouse, il fréquente assidûment les salles de concerts, bousculant le protocole, posant un casse-tête aux services chargés de sa garde rapprochée. S’il ne fait pas mystère de son hostilité aux islamistes (il s’arrange toujours pour ne pas être placé au côté de Bouguerra Soltani, autre ministre d’État, leader des Frères musulmans), il adhère pleinement à la démarche de réconciliation nationale initiée par Bouteflika. Véritable chef de gouvernement bis, il jouit de la confiance totale du maalam, le « boss ». Les détracteurs des deux hommes expliquent cette proximité par leur origine géographique commune. La réalité est tout autre. L’importance de Zerhouni dans le système trouve son explication dans son itinéraire.
Une enfance tunisienne (il est né en 1937 à Tunis), une adolescence marocaine (dans la région de Fès) et une jeunesse militante. Noureddine Zerhouni (Yazid étant son nom de guerre) adhère, en 1955, l’année de son bac, à la section marocaine du Front de libération nationale (FLN). Deux ans plus tard, il intègre l’Armée de libération nationale (ALN, branche armée du FLN) dans la wilaya 5, celle de l’Oranie. Le gros des effectifs est alors composé de paysans et d’ouvriers. Son passé de collégien et ses aptitudes au commandement le singularisent. Il prend très vite du galon. Le premier tournant pour le jeune Yazid s’opère quand il est désigné pour superviser la création de la première école des cadres politiques et militaires de la révolution. Pour ce faire, il côtoie la crème de l’intelligentsia. Au contact des rares universitaires, avocats et médecins algériens, il compense l’arrêt brutal de ses études. Loin des querelles internes, il s’emploie à former l’élite du futur État indépendant. En 1958, le commandement du FLN le choisit pour créer la Direction de documentation et de recherches (DDR). Dans la foulée, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) est formé, et Yazid est rattaché au ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG). Son « ministre de tutelle » est une grande figure de la révolution : Abdelhafid Boussouf. Il devient son principal collaborateur. Autre grande figure que Yazid va croiser : Mohamed Zeghar, alias Rachid, qui jouera, plus tard, un rôle important dans la carrière de notre homme. Mais celui qui partage son quotidien est un brillant et taciturne officier kabyle : Kasdi Merbah. Les querelles font rage au sein de la direction du FLN et les différents clans se livrent une guerre sans merci, qui, parfois, n’a rien de psychologique. Et c’est avec soulagement que Yazid est appelé par le colonel Houari Boumedienne, chef d’état-major général, pour diriger les services de renseignements de l’ALN. Il devient les yeux et les oreilles du « groupe d’Oujda », nom donné aux dirigeants indépendantistes fidèles à Boumedienne (Abdelaziz Bouteflika, Cherif Belkacem, Kaïd Ahmed, Ahmed MedeghriÂ). Mais la qualité du travail abattu par Yazid est reconnue par tous. Cela lui vaut d’être désigné, à l’unanimité, pour participer, en 1961, aux premières négociations d’Évian, au titre d’expert militaire.
Les années Boumedienne
À l’indépendance, les querelles intestines au sein du FLN se transforment en début de guerre civile. Yazid se range du côté de l’armée des frontières et de Boumedienne. Cela ne l’empêche pas de jouer les pompiers, éteignant les incendies allumés par les accrochages entre factions armées et entre wilayas, faisant libérer des dirigeants arrêtés par des miliciens zélés. Boumedienne remporte le bras de fer, place Ahmed Ben Bella à la direction de l’exécutif, mais demeure l’homme fort du pays. Il désigne Yazid, alors lieutenant, pour seconder le capitaine Kasdi Merbah à la tête de la Sécurité militaire (SM). Son rôle ? Développer « la boîte ». Méthodique, Yazid va se charger de sélectionner les hommes qui formeront la colonne vertébrale des services de sécurité. Il crée le service Action, qu’il confie au lieutenant Djamel, de son vrai nom Abdallah Benhamza. Objectif : faire face aux périls internes et externes qui guettent le jeune État. Le premier défi qui se pose à Yazid est la guerre des Sables, en 1963. Un témoin se souvient : « Yazid avait réussi à atteindre un double objectif : repousser l’armée marocaine hors des frontières tout en gérant l’encombrant allié égyptien appelé à la rescousse par le président Ben Bella. » Yazid s’en sort plutôt bien : l’envahisseur marocain est bouté hors de Tindouf. Quant au corps expéditionnaire égyptien, il est gentiment renvoyé chez lui, avant qu’il ne menace les équilibres internes du pouvoir (Ben Bella avait misé sur les forces dépêchées par Nasser pour affaiblir Boumedienne).
Police politique au service de l’armée, la SM permet à Yazid de devenir une des personnalités les mieux informées du pays. Ses convictions politiques, faites de certitudes sur le bien-fondé d’une approche jacobine de l’État, sont nées dans le cocon du groupe d’Oujda, mais Yazid n’est pas à son affaire : la SM devient très vite le bras qui réprime les opposants. Il se sent plus à l’aise dans la lutte contre les menaces externes. Il crée la Direction des relations extérieures (DRE) et devient l’interlocuteur privilégié d’Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères. Les deux hommes se connaissaient, ils apprennent à s’apprécier.
Tout puissant qu’il est, Yazid veut combler le déficit de son cursus scolaire, interrompu en 1955 pour cause d’engagement politique. Il reprend ses études universitaires à la faculté de Ben Aknoun où il y décroche, en 1972, une licence de droit, puis un magistère en relations internationales, tout en dirigeant la DRE. Alger est alors La Mecque des mouvements d’indépendance, et la DRE s’occupe du renseignement, du contre-espionnage et des opérations de soutien aux mouvements de libération africains, latino-américains ou insulaires. Yazid s’occupe indifféremment de l’Angolais Agostino Neto et du Cap-Verdien Amílcar Cabral, du Namibien Sam Nujoma et du Zimbabwéen Robert Mugabe. Il supervise d’épiques livraisons d’armes dans les maquis africains, canalise les joutes oratoires dans les assises internationales et verse dans l’intelligence économique. Il tire le meilleur profit de son entregent. Comme avec Mohamed Zeghar, alias Rachid.
Une extrême rigueur
Principal pourvoyeur en armes des maquis du FLN durant la guerre de libération, le commandant Rachid tourne le dos au pouvoir dès l’indépendance. Il refuse tous les postes honorifiques que lui propose Boumedienne, préférant les affaires aux ors de la République. Mohamed Zeghar connaît une insolente réussite économique en Europe et aux États-Unis. Au nom de l’amitié qui le lie à Boumedienne et à Yazid, il met ses talents au service des agences de renseignements de son pays. Ses informations et ses réseaux sont d’une extrême utilité à Yazid. La DRE multiplie les performances. Yazid monte en grade, mais reste l’éternel numéro deux derrière l’inamovible Kasdi Merbah. À la suite du décès de Boumedienne, l’armée – Kasdi Merbah en tête – écarte de la succession son dauphin naturel, Abdelaziz Bouteflika. Son ami Yazid n’y peut rien. Pis : membre du comité central du FLN (le quart de ses membres est réservé à l’armée), le lieutenant-colonel Noureddine Yazid Zerhouni vote, en 1980, l’exclusion de Bouteflika du FLN, quand Chadli Bendjedid, nouvel homme fort du pays, lance une chasse aux sorcières, une manière de « déboumediannisation ». Un ancien dirigeant du FLN témoigne : « Yazid était face à un dilemme : comment concilier son indéfectible amitié à l’endroit de Boutef et son sens aigu de la hiérarchie ? Les instructions de l’état-major étaient claires et la disgrâce de l’ancien chef de la diplomatie programmée. Il ne pouvait s’opposer à la décision d’exclure son ami Bouteflika. Savez-vous comment il a manifesté sa désapprobation ? Il s’est abstenu de voter lors de l’exclusion d’un autre ÂboumediennisteÂ, Belaïd Abdessalam. » Pourquoi ne s’est-il pas abstenu lors de la sanction qui a frappé Boutef ? « Il ne voulait pas être accusé de régionalisme. À la différence de Belaïd Abdessalam, Boutef est de Tlemcen. Comme lui. »
Hier patron des services de sécurité, aujourd’hui ministre de l’Intérieur, Zerhouni est apprécié par ses subalternes. Mais son extrême rigueur agace quelquefois. Illustration : un ancien espion algérien, aujourd’hui à la retraite (comme on ne quitte jamais définitivement la « boîte », notre témoin requiert l’anonymat), se souvient d’une mission à l’étranger sanctionnée par un succès indéniable : « Les informations que j’avais rapportées étaient d’une importance capitale. Quand Yazid a lu mon rapport, je n’ai eu droit à aucunes félicitations. Yazid y avait décelé quatre fautes d’orthographe et m’en a fait le reproche. »
En 1982, Yazid troque l’uniforme de l’armée – trois ans après avoir pris, seul, la direction centrale de la Sûreté de l’État – contre les habits d’ambassadeur, successivement à Mexico, à Tokyo et à Washington. Il revient en Algérie en 1989 pour se mettre « en réserve de la République ». Il assiste, impuissant, à la déliquescence du régime et à la déferlante islamiste. La plupart des généraux alors en place étaient ses subalternes, mais il n’est associé à aucune décision impliquant le devenir du pays. Bref, Yazid ne fait pas de vagues, ni d’offres de services. Élu président, Bouteflika fait appel à ses lumières pour prendre en charge le ministère le plus exposé, celui de l’Intérieur. Le président avait promis de s’entourer d’hommes d’État, et il savait que Yazid en était un. En lui confiant la lutte antiterroriste, le chef de l’État fait un choix on ne peut plus judicieux. Yazid a, en effet, la particularité d’être aujourd’hui un « civil » qui peut se prévaloir du statut d’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. Tous les généraux d’active le savent. Mieux : il est celui qui a recruté pour la « boîte » les deux premiers responsables de la lutte contre l’islamisme armé : le général (trois étoiles) Mohamed Medienne, alias Toufik, patron du Département recherche et sécurité (DRS) depuis une vingtaine d’années, et Ali Tounsi, directeur général de la Sûreté nationale (DGSN). Toufik était sous-lieutenant d’artillerie quand Yazid l’a enrôlé, en 1962, période durant laquelle il a également fait appel à l’adjudant Ali Tounsi, alors sous-officier de la Force locale à Sidi Bel Abbès.
À tu et à toi avec Sarkozy
Militaire puis diplomate, Yazid n’est officiellement militant d’aucun parti. Cela contribue à lui faciliter la tâche en tant que patron de l’administration chargée d’organiser les élections. Ne rechignant jamais à aller sur le terrain, il gère les événements, tragiques ou festifs, à la manière d’un « professionnel de l’ordre public ». Ses rapports avec Bouteflika ? Il le voit un peu plus souvent que les autres et a réussi à garder sa confiance malgré quelques couacs, notamment sur la gestion de la crise en Kabylie, en avril 2001. Son carnet d’adresses à l’étranger est peu fourni, mais il est à tu et à toi avec Nicolas Sarkozy, une complicité née quand ce dernier était ministre de l’Intérieur. Il a gardé peu d’attaches avec son pays natal, la Tunisie, mais il y est plutôt bien vu. Au Maroc, il est moins apprécié pour des raisons évidentes liées au dossier du Sahara occidental. À 71 ans, et après de graves soucis rénaux traités en 2005, à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce, Noureddine Yazid Zerhouni incarne aujourd’hui la continuité du système. À voir son parcours, on serait même tenté d’affirmer qu’il en est l’un des principaux rouages.
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