Vers un protectorat américain
Washington veut conclure avec Bagdad une « alliance stratégique » aux termes de laquelle il garderait une cinquantaine de bases militaires et agirait comme bon lui semble sans avoir à rendre de comptes à quiconque.
Malgré une forte opposition locale et régionale, Washington met la pression sur le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki pour qu’il conclue avec les États-Unis une « alliance stratégique » qui leur permettrait de garder en Irak d’importantes forces militaires. Bien que 4 100 soldats américains aient été tués, plus de 30 000 autres gravement blessés, bien que leur image ait largement souffert et qu’il y ait un trou de 1 000 milliards de dollars dans leurs comptes publics, les États-Unis n’ont toujours pas compris que l’occupation alimente l’insurrection. L’invasion de l’Irak en 2003 doit certainement être considérée comme l’un des grands crimes de notre temps. Chercher à y rester après cette catastrophe absolue, qui foule aux pieds l’indépendance et la souveraineté de l’Irak, non seulement perpétue le crime, mais constitue une grave erreur stratégique dont les États-Unis et ses vassaux irakiens paieront chèrement le prix.
Comme on le soupçonnait depuis longtemps, il semble bien que l’administration Bush cherche à imposer sa politique à son successeur et à faire en sorte qu’il soit difficile, sinon impossible, pour un candidat comme Barack Obama, s’il est élu, de retirer les forces américaines d’Irak comme il s’y est engagé. Les États-Unis veulent faire signer à l’Irak un « accord sur le statut des forces » (Sofa) d’ici au 31 juillet. Il remplacerait le mandat de l’ONU, qui expire le 31 décembre, et qui, jusqu’ici, fournissait la couverture juridique de la présence en Irak des « forces de la coalition ». L’autre possibilité, évidente et bien meilleure, serait que les États-Unis demandent un nouveau et bref mandat de l’ONU – disons de six mois – pour permettre au prochain président américain d’évaluer la situation en 2009 et de prendre ses propres décisions.
Camisole de force
Bien que les négociations américano-irakiennes se déroulent en secret, les conditions envisagées pour le Sofa ont été largement dévoilées par le quotidien britannique The Independent. Elles prévoient la mise à disposition à long terme de cinquante bases américaines en Irak ; la pleine latitude pour les États-Unis de mener des opérations militaires et d’arrêter qui bon lui semble dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », sans consulter le gouvernement de Bagdad ; la non-application du droit irakien aux troupes et aux sociétés américaines ; et le contrôle de l’espace aérien irakien jusqu’à 29 000 pieds. C’est rien de moins qu’une camisole de force néocoloniale, qui a déjà suscité en Irak une forte opposition politique et religieuse.
On peut voir à quel point l’administration américaine est coupée de la réalité par la lecture du long article de neuf mille mots publié par la secrétaire d’État Condoleezza Rice dans le dernier numéro de la revue Foreign Affairs. « La démocratisation de l’Irak et la démocratisation du Moyen-Orient sont liées, écrit-elle. L’Irak commence à se sortir de ses difficultés, et l’impact de cette transformation se fait sentir dans le reste de la région Notre partenariat à long terme avec l’Afghanistan et l’Irak auquel nous devons rester profondément attachés, nos nouvelles relations avec l’Asie centrale et nos partenariats de longue date avec le golfe Persique assurent une solide base géostratégique aux efforts des générations futures en vue de la formation d’un Moyen-Orient plus démocratique et plus prospère. » On se demande s’il faut rire ou pleurer quand on lit une telle profession de foi. Les Irakiens ne veulent pas être « démocratisés » par la puissance militaire américaine ; les Afghans ne veulent pas d’un modèle occidental de société qui leur serait imposé ; l’impact de la « transformation » de l’Irak – c’est-à-dire sa destruction – a gravement déstabilisé la région tout entière ; certains dirigeants de pays voisins peuvent ressentir le besoin de la protection militaire américaine, mais la plupart de leurs sujets certainement pas. La prospérité arabe, à l’heure actuelle, ne doit rien à la présence militaire américaine, mais tout au pétrole et aux talents commerciaux des Arabes.
Rice ne semble pas avoir la moindre idée du long combat mené par les populations locales pour se débarrasser des occupants étrangers. Les Irakiens se sont soulevés contre l’occupation britannique en 1920 et ils ont été écrasés. Ils ont tenté d’éliminer les bases militaires britanniques en 1941 et ils ont échoué ; les généraux qui étaient à la tête de l’opération ont été pendus. Ils se sont révoltés, en 1948, contre un traité que les Britanniques ont essayé de leur imposer. Et ils ont finalement renversé, en 1958, dans un bain de sang, la monarchie soutenue par le Royaume-Uni. Déguisé en femme, l’homme des Britanniques en Irak, Nouri al-Saïd, a essayé de s’enfuir de Bagdad, mais il a été reconnu et lynché. En Égypte, Gamal Abdel Nasser est devenu un héros parce qu’il a réussi à chasser les troupes britanniques et à nationaliser le canal de Suez. Les Britanniques et les Français, dans une collusion avec Israël, ont alors essayé de retourner la situation par l’expédition de Suez en 1956, mais ils ont échoué, ce qui a mis fin à leurs ambitions coloniales. Le Premier ministre libanais Riyad al-Solh est parvenu à arracher l’indépendance de son pays aux Français en 1943, se forgeant ainsi une réputation durable d’architecte de la souveraineté de son pays. De nos jours, le Hezbollah s’est rendu célèbre dans toute la région en chassant Tsahal du Liban en 2000 après une occupation de vingt-deux ans. La marionnette d’Israël au Liban, le général Antoine Lahad, s’est enfuie avec les restes de l’armée du Sud-Liban, et il dirige aujourd’hui un restaurant à Tel-Aviv.
On devrait enseigner à Rice quelques éléments d’histoire. Des gens comme Nouri al-Maliki en Irak, le Premier ministre Fouad Siniora au Liban et Mahmoud Abbas ne sont pas renforcés par le soutien américain – ou israélien dans le cas d’Abbas -, mais, bien au contraire, affaiblis. Ils sont déstabilisés parce qu’ils sont privés de l’appui de la plus grande partie de la population.
Les fantaisies de miss Rice
En détruisant l’Irak, les États-Unis ont bouleversé l’équilibre dans le Golfe et fait de l’Iran une grande puissance régionale. Il ne sera pas facile de revenir sur cette situation, quelque envie qu’en ait Bush, le vice-président Dick Cheney, le Premier ministre israélien Ehoud Olmert et les néoconservateurs pro-israéliens. Que cela plaise ou non, la République islamique est désormais un acteur incontournable de la scène moyen-orientale.
Que veut Téhéran ? L’Iran veut se protéger d’une attaque américano-?israélienne, dont il affronte chaque jour la menace explicite. C’est certainement ce qui explique ses efforts pour se doter d’une capacité de dissuasion. Il a de douloureux souvenirs de la guerre de huit ans avec l’Irak, tout au long de laquelle le monde arabe entier (à l’exception de la Syrie) a soutenu l’agression irakienne. Il veut donc maintenir en Irak un pouvoir chiite avec lequel il collaborerait étroitement. Il veut un Irak unifié, mais pas assez fort pour qu’il puisse le menacer d’une guerre. L’Iran veut s’assurer que l’Irak et les pays du Golfe ne laisseront pas les États-Unis utiliser leur territoire pour l’attaquer. En un mot comme en cent, il veut que les troupes américaines rentrent chez elles.
Au lieu de se prêter aux fantaisies de Miss Rice et de ses « solides bases géopolitiques », Washington ferait mieux de se retirer d’Irak, de nouer des contacts diplomatiques avec l’Iran et de s’attacher – avec conviction, équité et cohérence – à régler le conflit israélo-arabe avant que cet abcès suppurant qui a empoisonné toutes les relations dans la région ne lui explose au visage.
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