Tous les constructeurs s’adaptent à l’Afrique

Arrivée des Chinois en Angola, au Soudan et peut-être en Algérie, où ils rejoindraient l’iranien Khodro, qui vient de s’implanter au SénégalÂÂ Les pays émergents bousculent l’ordre industriel qui prévalait jusqu’à présent.

Publié le 16 juin 2008 Lecture : 10 minutes.

Le continent africain regroupe 14 % de la population de la planète. Mais il représente un marché automobile de 1,3 million de voitures par an, soit 2 % de la production mondiale. Inutile d’épiloguer sur les raisons de ce déséquilibre. Elles sont connues de tous. Mieux vaut se tourner vers l’avenir immédiat, ainsi que l’exprime Carlos Ghosn, patron du groupe Renault-Nissan : « L’Europe, les États-Unis et le Japon absorbent aujourd’hui 48 millions de véhicules par an, soit 80 % de la production mondiale. En 2050, selon une étude du FMI, cette production aura quintuplé, à 300 millions de voitures par an. Les volumes pour l’Europe, les États-Unis ou le Japon ne bougeront pas, ou peu. La progression viendra des autres pays. » Bien sûr, Carlos Ghosn pense avant tout aux futurs eldorados de la consommation automobile : la Chine, l’Inde, la Russie et le Brésil. Mais il n’ignore pas que l’Afrique prendra également sa part.
Voilà pourquoi même si le marché africain est faible en nombre, éparpillé, d’accès difficile, aucun constructeur ne peut s’offrir le luxe de le délaisser. Dans ce domaine – pour simplifier -, il est trois Afrique. L’Afrique du Sud et ses pays satellites, avec environ 600 000 voitures par an. Au Nord, l’Afrique méditerranéenne pèse presque le même poids : 600 000 voitures, de l’Égypte au Maroc en passant par la Libye, la Tunisie et l’Algérie. Et, entre le Nord et le Sud, 70 000 voitures – en comptant large -, dont 40 000 au Nigeria, 5 000 au Sénégal et autant en Côte d’Ivoire. Ce qui laisse encore moins aux quarante autres pays.

Afrique du Sud : 60 % du marché
Pour les constructeurs, l’Afrique du Sud semble détachée du continent, tant elle est proche de l’Europe par ses pratiques automobiles. Ce pays, de longue tradition industrielle, produit presque autant de voitures qu’il en consomme et en exporte vers l’Europe, l’Asie ou l’Océanie. Les grandes marques y possèdent chacune une usine, à l’exception des constructeurs français. Par le taux d’équipement des ménages, au rythme de 600 000 voitures par an pour 42 millions d’habitants, l’Afrique du Sud équivaut à un pays d’Europe comme le Portugal. Les voitures particulières sont majoritaires : 60 % des véhicules vendus chaque année. Mais à ne vouloir traiter qu’avec l’Afrique du Sud, les grands constructeurs en oublient que ce marché est naturellement perméable aux véhicules venus de pays voisins.
La Chine, qui part de zéro, en est consciente. Elle dispense généreusement son aide à des pays africains, de préférence riches en pétrole et en matières premières dont elle a besoin pour entretenir sa croissance. Vues d’Europe, les premières incursions des marques chinoises peuvent sembler désordonnées : des offensives commerciales çà et là, menées sans plan d’ensemble par de petits constructeurs, puisqu’il n’existe pas encore de géant de l’automobile en Chine. C’est la première étape, effectivement. Dong­feng est passé au stade supérieur avec deux usines, au Soudan et en Angola. Elles ont poussé comme des champignons et produiront à l’automne un pick-up nommé Palladin. En vérité, le pick-up Nissan MP 300, que Dongfeng assemble déjà en Chine sous licence au sein d’un joint-venture à parts égales avec le constructeur japonais. L’accord a été signé directement de gouvernement à gouvernement. Avant de bâtir en Angola l’usine d’où sortira bientôt ce pick-up portant blason chinois, Dongfeng n’a pas demandé l’autorisation à Nissan, son partenaire. La production annuelle de cette usine, 15 000 véhicules, excédera pourtant, et de beaucoup, les besoins du marché angolais. Le surplus sera donc exporté, notamment en direction de l’Afrique du Sud, où il entrera en concurrence directe avec les pick-up Nissan MP 300 venus de Thaïlande. Que croyez-vous que Nissan ait fait ? « La Chine va produire en Afrique, mais ne possède pas de réseau de distribution. Nous avons donc choisi d’incorporer le pick-up construit en Angola à notre offre commerciale sur le continent. Ainsi, la réussite du Palladin sera aussi la nôtre », témoigne Gilles Normand, responsable des marchés émergents chez Nissan.

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En forte croissance, l’Afrique du Nord rattrape son retard
Cette stratégie a le mérite du réalisme. Elle ajoute à l’éventail des véhicules de marque Nissan un produit qu’aucun grand constructeur ne possède aujourd’hui, et qui est pourtant l’arme pour pénétrer le marché africain : un pick-up à prix encore plus bas que le Nissan MP 300, le Toyota Hilux ou l’Isuzu D-Max. C’est actuellement la force des constructeurs chinois : des véhicules utilitaires aux tarifs ultraserrés, du camion au pick-up. L’alliance Renault-Nissan s’est penchée sur la question, depuis que Carlos Ghosn a constaté le succès de la Dacia Logan « low cost ».
Ghosn a pris le marché africain avec méthode, par ses deux bouts. À partir de 2010, l’usine Renault-Nissan de Tanger produira 400 000 véhicules « low cost » par an : des voitures particulières dérivées de la Logan (break, pick-up, petite berline Sandero) et des véhicules utilitaires Nissan. Dès l’automne, l’usine Nissan de Pretoria assemblera également des Dacia Logan et Sandero, vendues sous le nom de Renault, ainsi que le pick-up Logan, qui portera, lui, la marque Nissan. Ce pick-up, à roues avant motrices et de courte taille (4,30 m), n’est pas bâti pour supporter de lourdes charges, à la différence du MP 300 ou du Palladin, qui sont des 4×4. Mais l’Afrique a besoin d’une gamme pick-up à bas prix. Le groupe Renault, avec deux usines africaines, la gamme Logan et l’unité industrielle de son allié chinois en Angola, a pris un coup d’avance.
Renault aura bientôt une autre carte en main : la petite voiture à 2 500 dollars que le constructeur français étudie en Inde et qui sera la réponse à la Tata Nano. De ce véhicule, Renault n’a encore rien dit, hormis le prix. Mais tout laisse à penser qu’il sera proche de la Nano. Soit une quatre-portes de 3,10 m, ronde, plutôt haute (1,60 m), animée par un moteur deux temps de 600 cc développant 35 ch et l’amenant à 100 km/h. Une moto carrossée, avec deux roues supplémentaires ? Oui, sans doute. Donc, pas un véhicule taillé pour courir la brousse, mais l’accès à l’automobile pour une large frange de la population urbaine du continent africain, en particulier du Maghreb.

Les barrières douanières garantissent la rentabilité
C’est une certitude : la croissance de l’industrie automobile viendra désormais des marchés émergents, autrement dit, pour l’essentiel, de véhicules « low cost ». Les grands constructeurs le savent et jurent tous avoir un projet en tête. Tous ne sont pas sur le point de prendre la route. Le retard pris sur ce terrain par Toyota est édifiant. La première marque automobile au monde, de surcroît leader en Afrique, lancera pourtant en décembre la iQ (« quotient intellectuel » en anglais). Ce véhicule urbain est effectivement ingénieux : long de 3 mètres, il promet de transporter quatre personnes. Mais son prix, 12 000 euros, le réserve à la population des riches métropoles d’Europe ou d’Asie. Toyota semble ici prisonnier de la philosophie qui a bâti son succès : le kaizen, dit autrement, l’amélioration permanente. Toyota sait faire toujours mieux. Voire bonifier au fil des années des solutions éprouvées, tels le pick-up Hilux ou le 4×4 Land Cruiser. Mais ignore visiblement comment faire un pas en arrière pour concevoir une voiture résolument simple, comme la Logan ou la Nano. Pour la première fois apparaît ainsi une faiblesse dans l’armure du colosse japonais.
De tout le continent africain, c’est l’Afrique du Nord qui connaît la plus forte progression de son marché automobile : une croissance à deux chiffres chaque année depuis le tournant du siècle. Un résultat logique, eu égard à la santé économique et à la population cumulée (150 millions d’habitants) des cinq pays de la façade méditerranéenne. En moins de dix ans, le nombre d’automobiles vendues a doublé, quand il progressait de 50 % en Afrique du Sud, et stagnait ailleurs. Mais ces pays ne constituent pas globalement une force aux yeux des constructeurs. Car chacun suit sa voie en solitaire.
L’Égypte est le premier d’entre eux avec 230 000 véhicules en 2007. Le marché égyptien a connu son envol en 2004, quand le gouvernement a réduit les taxes d’importation sur les véhicules de cylindrée inférieure à 1 600 cc. Les autres modèles sont toujours assemblés localement, selon l’ancien régime fiscal qui a permis à l’Égypte d’attirer plusieurs usines : Nissan, BMW, Mercedes, Chevrolet, Isuzu, Hyundai. Leur production est faible, de l’ordre de 10 000 véhicules par an, ce qui n’assurerait pas leur rentabilité si elles n’étaient protégées par les barrières douanières. Mais les constructeurs présents industriellement en Égypte ont ainsi accès aux pays du Golfe. L’Égypte est donc tourné vers l’est. Un simple exemple résume la complexité de ses rapports commerciaux avec les pays de l’Afrique méditerranéenne. L’Égypte est lié au Maroc par les accords d’Agadir. Des Logan produites à Casablanca devaient donc partir vers l’Égypte, qui aurait envoyé en retour des pick-up Nissan assemblés sur son sol. Les autorités égyptiennes ont voulu ajouter du ciment dans la balance. Les cimentiers marocains ne l’ont pas accepté : les premières Logan à avoir débarqué en Égypte sont toujours dans des conteneurs, quelque part dans le port d’Alexandrie. Pendant ce temps, Dongfeng s’apprête à rééditer la même opération qu’en Angola : pénétrer le marché égyptien avec des pick-up produits juste à côté, au SoudanÂÂ
La Libye, elle, ne regarde aucun de ses voisins, ni à l’est, ni à l’ouest. Ce pays pétrolier importe 50 000 voitures par an, selon un système totalement verrouillé par l’État, qui achète par lots à l’extérieur pour revendre à l’intérieur. La Tunisie est également un marché contrôlé, mais les règles sont plus claires : l’État fixe chaque année des quotas d’importation au prorata des investissements faits dans le pays sous forme d’achats à des équipementiers locaux. La formule fonctionne : la Tunisie a bâti une solide industrie de sous-traitance automobile, et le nombre de véhicules importés augmente chaque année : près de 40 000 en 2007. Revers de ce semi-cloisonnement, la concurrence est faible : peu de modèles japonais, encore moins de coréens, et les chinois restent pour l’instant à la porte.

Hyundai et Khodro négocient leur implantation en Algérie
Deuxième marché de l’arc méditerranéen avec 203 000 véhicules l’an passé, l’Algérie est, à l’inverse, ouverte aux importations automobiles. Sauf aux Logan assemblées à CasablancaÂÂ Les Logan sont pourtant fort prisées par les Algériens. Mais elles viennent de Roumanie. Toujours est-il que la guerre des prix entre les constructeurs présents en Algérie stimule l’activité commerciale. Les marques chinoises sont donc les bienvenues : elles ont pris, en l’espace de cinq ans, 10 % d’un gâteau dont la plus grosse part revient au sud-coréen Hyundai. L’Algérie, fort marrie que Renault ait choisi le Maroc pour bâtir l’usine géante Dacia-Nissan, rêve maintenant de devenir pays producteur, distinction qu’aurait déjà dû lui valoir la taille de son marché. Les constructeurs ont jusqu’à présent émis deux objections : l’absence de sous-traitants locaux et le manque de souplesse de l’administration. Les négociations continuent, avec de nouveaux interlocuteurs : Hyundai, des marques chinoises, ou bien encore Iran Khodro.
Le Maroc, enfin, a touché le gros lot avec l’usine Renault de Tanger. Le constructeur français avait déjà un pied dans la place. La Somaca, petite entité industrielle créée en 1962 par le gouvernement avec Peugeot et Fiat pour partenaires, est passée en 2003 sous contrôle de Renault et a assemblé 40 000 véhicules en 2007. Le port en eau profonde à Tanger et l’existence d’un solide réseau de sous-traitants locaux tissé au fil des ans autour de la Somaca ont fait le reste : Renault avait besoin de capacités industrielles supplémentaires pour assurer le succès de l’opération Logan. Et a choisi le Maroc, qui est parvenu, par un équilibre subtil de ses taxes douanières, à assurer à la fois l’essor de la Somaca et celui de son propre marché : 103 000 véhicules neufs en 2007.
Voilà pour les deux pôles de l’Afrique automobile. Un leader régional au Sud, cinq pays qui progressent en ordre dispersé au Nord, sans passage de l’un à l’autre. Entre ces deux pôles, un territoire gigantesque par la taille, mais faible par le volume. Dans les années 1970, le Nigeria, nation la plus peuplée d’Afrique, était le deuxième marché du continent : 120 000 voitures, dont 70 000 produites par Peugeot à KadunaÂÂ L’usine Peugeot assemble aujourd’hui moins de 10 000 unités par an, et le marché est tombé à 30 000 voitures. Car les véhicules d’occasion, d’origines diverses et parfois douteuses, entrent par bateaux pleins dans le port de Lagos. Les constructeurs guettent le réveil du marché nigérian, mais du coin de l’ÂÂil. L’Afrique subsaharienne compte ailleurs quelques îlots de relative prospérité automobile, comme le Kenya, le Gabon, la Côte d’Ivoire, le SénégalÂÂ Autant de marchés à 5 000 véhicules par an, voire moins. Dès lors, la création d’une usine Iran Khodro au Sénégal a pour le moins surpris. Son ambition n’est pas mince : 10 000 véhicules par an, des Samand, robuste berline familiale longue de 4,41 m construite sur la base de la Peugeot 405. La Samand a certes décroché le marché des taxis sénégalais. Mais cette usine doit maintenant trouver d’autres débouchés, hors du Sénégal. Car la demande intérieure ne saurait assurer une production annuelle de 10 000 voitures. D’habitude, les constructeurs bâtissent une usine dans un pays quand ils estiment l’opération directement rentable. Les marques chinoises procèdent différemment en Afrique : une usine, et les emplois qu’elle représente, contre du pétrole. L’Iran a peut-être inventé au Sénégal un nouveau concept industriel : l’usine idéologique, destinée à accroître l’influence politique de l’ancienne PerseÂÂ

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