[Tribune] Il faut déminer la Casamance, au sens propre comme au figuré
Avec l’accélération du processus de réintégration des populations déplacées en Casamance, le Sénégal entend refermer le chapitre le plus sombre de son histoire postcoloniale. Mais ne place-t-il pas la charrue avant les bœufs ?
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Bandiougou Konaté
Chercheur en relations internationales au Laboratoire institutions, gouvernance démocratique et politiques publiques de l’université Cheikh-Anta-Diop
Publié le 22 juin 2020 Lecture : 7 minutes.
Le Sénégal méridional a enregistré, en ce mois de juin, une série d’accidents causés par des mines antichars. L’un d’eux a même coûté la vie à deux Jambaar (soldats sénégalais), à Bissine, dans le département de Ziguinchor. Ces incidents coïncident avec la décision des autorités sénégalaises de repeupler les villages laissés à l’abandon par leurs habitants dans les années 1990, au plus fort d’un conflit quasi-larvé de basse intensité qui perdure depuis décembre 1982.
Le MFDC [Mouvement des forces démocratiques de Casamance] apparaît plus que jamais structurellement affaibli. Ses chefs historiques, Sidi Badji, fondateur de l’aile militaire Atika et Diamacoune Senghor, premier secrétaire général, sont décédés. Son unité stratégique et politique en lambeaux, son discours et ses thèmes mobilisateurs sont de moins en moins audibles auprès d’une jeunesse qui a cédé aux sirènes de la migration irrégulière.
La saignée migratoire, observée dans toute la Casamance, est symbolique de la mutation de cette région qui ne disposait pas d’une véritable tradition de mobilité internationale, contrairement à la vallée du fleuve, au Sénégal oriental, et depuis le tournant de la décennie 1980 – 1990, au bassin arachidier.
Rébellion et micro-agressions
Pour autant, la capacité de nuisance du MFDC n’est pas définitivement annihilée. Jean-Claude Marut, l’un des meilleurs spécialistes du conflit, n’a certainement pas tort d’affirmer : « Le rapport de force entre l’État et le MFDC a évolué de telle manière que toute action militaire de la rébellion ne peut pas aller très loin […] Mais les rebelles sont tout de même assez armés pour pouvoir mener des opérations symboliques. »
Ces dernières années, les différentes factions du mouvement se rendirent responsables « d’opérations symboliques » sur des cibles militaires, humanitaires et civiles. Si les tueries de Diagnon en novembre 2011 et de Boffa-Bayotte en janvier 2018 cristallisent toutes les attentions et rappellent les heures sombres du conflit, elles sont loin d’épuiser la micro-virulence des groupes armés casamançais : démineurs et coupeurs de bois enlevés ou lynchés, banditisme sur les axes routiers, etc.
Des opérations inopinées, décousues et erratiques, tel semble le destin auquel est désormais réduit le MFDC, à mille lieues de ses coups d’éclat comme à Babonda et Mandina Mancagne, respectivement en 1995 et 1997.
Le déminage, un besoin urgent
Inciter les populations à un retour dans leur contrée d’origine est une excellence nouvelle a priori. Cela favorisera l’éclosion d’une économie locale et mettra un terme à près de trente ans, pour certains, d’instabilité sociale et d’errance dans des pôles sécurisés comme Goudomp, Adéane, les périphéries de Ziguinchor, voire en Guinée-Bissau et en Gambie. Toutefois, la multiplicité des incidents récents – trois en l’espace de dix jours – a de quoi inquiéter et laisse présumer que le travail en amont n’a pas été rondement mené.
Sans sécurisation complète des zones, à quoi bon précipiter le retour des populations ?
Dès lors qu’une sécurisation complète des zones n’a pas été effectuée à quoi bon précipiter le retour des populations ? S’agit-il de faire passer le Sénégal aux yeux des partenaires et investisseurs étrangers comme un îlot de paix dans un océan d’instabilité ? Toutes ces hypothèses sont valablement envisageables.
Une chose est urgente : le déminage doit impérativement reprendre. Le retour réussi des populations fera incontestablement des émules, mais l’échec de leur intégration ne ferait que compromettre les efforts jusqu’ici consentis pour en finir avec le conflit.
Les arrêts intempestifs dans le déminage des quelques 144 villages et 1 200 000 m² restants, pour des raisons sécuritaires et financières, est symptomatique d’une gouvernance solitaire du conflit. En effet, le déminage humanitaire nécessite la mobilisation des acteurs, comme le stipule la convention d’Ottawa, pour au moins lever les fonds inhérents à un déminage coûteux (le mètre carré déminé varie entre 5 et 10 dollars américains).
Or, avec le statu quo actuel dans les négociations entre le gouvernement et la rébellion, (la branche de Salif Sadio en l’occurrence), toute perspective d’un déminage humanitaire effectif s’apparente à un vœu pieux. Ce statu quo n’est cependant pas une fatalité.
Privilégier la négociation
Depuis près de dix ans, l’État du Sénégal semble adopter une ligne de conduite intraitable vis-à-vis des irrédentistes casamançais. Dans ladite ligne, trônent, en bonne place, l’antique « diviser pour mieux régner » et le martial « si vis pacem, para bellum ». Dans les faits, la stratégie du Sénégal consisterait, d’une part, à isoler davantage le chef rebelle le plus radical, d’autre part, à ôter toute velléité de combat aux éléments du MFDC par une ambitieuse politique d’armement. L’on voit mal ce qui pourrait justifier pareille attitude. Elle demeure pour le moins inopportune, pernicieuse et surtout contre-productive.
Primo, c’est ignorer la réalité sociologique et historique du mouvement armé casamançais que de vouloir mettre en minorité Salif Sadio, qui reste un des hommes les plus constants de l’itinéraire militaire et politique du MFDC. Invariable dans ses revendications indépendantistes, il est l’un des rares à s’être opposé à la diplomatie « des mallettes » du président Abdoulaye ; celle-ci finira par saper les fondements du mouvement rebelle et révéler au grand jour ses remous internes, sur fond de querelles de leadership. Il dispose d’une solide légitimité charismatique pour sa capacité de résilience.
Salif Sadio reste l’un des seuls à pouvoir établir un pont entre les ethnies de la Casamance.
S’il est vrai que Sadio ne peut plus compter sur ses parrains sous-régionaux, ce chef de guerre des années de braise, présent dans le maquis depuis 1986, aussi adulé qu’haï, jouit toujours d’un prestige et d’un fort capital sympathie et fidélité au sein de la rébellion.
Son intransigeance et succès d’estime glanés notamment lors des Opérations Gabou en 1998 ou Limpeza (propreté) en 2006, contre la coalition de facto armée bissau-guinéenne et la branche Kassolol du MFDC de César Atoute Badiate, représentent des acquis dont aucun autre chef rebelle ne saurait s’enorgueillir.
Last but not least, Sadio reste, en outre, l’un des seuls à pouvoir établir avec succès un pont entre les différentes ethnies de la Casamance. Dans une rébellion si souvent étiquetée d’affaire strictement diola, ceci n’est pas négligeable. Ses nombreuses interventions en mandingue, l’une des langues les plus parlées en Casamance, sont à ranger dans le registre permettant de conférer une dimension transethnique au conflit, de séduire des populations jusqu’ici réfractaires à toute idée de scission du Sénégal et de fédérer le plus grand nombre autour de son projet.
Secundo, l’option militaire ouvrirait la voie à des affrontements de type asymétrique. Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce type de conflits n’est pas systématiquement gagné par les plus puissants. Ouvrir un front est facile, mais mettre fin à un conflit armé constitue une tâche moins aisée.
Les bourbiers de la coalition internationale en Afghanistan et de l’armée US en Irak sont là pour nous rappeler à quel point il est difficile pour une armée régulière de venir à bout de groupes recourant aux tactiques de guérilla. Quid du parangon sahélien, au Mali, plus proche de nous ? Alors prudence.
L’État du Sénégal gagnerait à convertir la maxime clausewitzienne de la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens en formule foucaldienne, qui postule l’inverse, c’est-à-dire que la politique est la poursuite de la guerre par d’autres moyens.
En finir avec le « ni paix ni guerre »
Aurait-on oublié que le conflit armé reste un fait social global ? Pour résoudre le conflit en Casamance, il faut saisir toute sa globalité, toute sa complexité, toutes ses dimensions. Le pardon est justement l’une de ses dimensions, souvent oubliée, négligée ou méprisée dans la gouvernance de la crise en Casamance de façon générale et dans le programme de relocalisation de manière spécifique.
Pourtant, depuis quelques années, cette perspective est agitée par des organisations de la société civile sans que leurs voix soient suffisamment entendues. Le pardon reste une piste crédible qu’il faut exploiter, car les séquelles du passé sont encore vivaces et la cohabitation entre anciens bourreaux et victimes ou leurs familles, sans ce travail de fond, risque d’être délicat. Les populations, condamnées à vivre ensemble, n’ont d’autre choix que d’assumer leur devoir de violence, aussi affligeant soit-il, pour un pardon au service de la réconciliation.
Jadis région prospère, la Casamance peine, à présent, à assurer sa propre subsistance.
Il serait dès lors réducteur de persévérer dans l’erreur que le conflit peut faire l’économie d’un processus de pardon généralisé. Celui-ci, par deux dynamiques complémentaires, l’une « par le bas » à l’initiative des populations, l’autre « par le haut » portée par les officiels politiques et civils, pourrait trouver dans la tradition et la figure tutélaire de la femme casamançaise le prolongement naturel de la paix.
Le déterminisme du « ni paix ni guerre » ne peut perdurer si, bien entendu, le projet est de restaurer l’équité comme étalon de mesure des politiques publiques. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il y a du pain sur la planche !
Jadis région prospère à l’agriculture luxuriante, la Casamance peine, à présent, à assurer sa propre subsistance. Si la situation du fleuve Casamance semble davantage préoccuper, par exemple, dans la commune de Goudomp, qui a bâti sa renommée sur la pêche, c’est tout l’écosystème des départements de Ziguinchor et Goudomp qui est affecté par une profonde dégradation. Si bien qu’au cours de la décennie précédente, l’insécurité alimentaire y a rapidement gagné du terrain.
In fine, dans cette entreprise de reconstruction, physique comme psychique, la société civile, dans toute sa pluralité, devra jouer pleinement sa partition pour que retentisse la symphonie d’une paix positive, au sens de l’irénologue norvégien Johan Galtung, dans une Casamance rayonnante au sein d’un Sénégal émergent. C’est possible !
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