Les séquestrés de N’Djamena

Le 6 mai dernier, un appareil de la compagnie Badr Airlines est saisi par un tribunal tchadien. Arguant du manque de preuves fournies à son encontre, le transporteur soudanais se dit victime d’une cabale… sur fond de conflit armé entre les deux pays.

Publié le 16 juin 2008 Lecture : 5 minutes.

La vodka, la piscine et sa bonne humeur n’ont rien changé : l’attente a été longue, trop longue pour Stepan Sushyn. Du 6 mai au 10 juin, cet Ukrainien de 41 ans, copilote d’avions-cargos, marié et père d’un petit garçon, est resté bloqué dans un hôtel de N’Djamena avec les six autres membres de son équipage. Sans explication – sinon une dette que leur employeur, la compagnie soudanaise Badr Airlines, n’aurait pas honorée auprès d’une entreprise d’import-export tchadienne ; sans leurs passeports, confisqués par les autorités locales ; sans la moindre indication sur la date de leur départ ; et, surtout, sans nouvelles de leur collègue soudanais, responsable des formalités administrativesÂ
Depuis son arrestation et la confiscation de son téléphone portable, le 13 mai, à l’aéroport de N’Djamena, alors qu’il s’apprêtait à embarquer sur un vol Ethiopian Airlines pour Khartoum, « Bakri », comme le surnomment ses proches, n’a effectivement donné aucun signe de vie. Selon le directeur commercial de Badr Airlines, le Norvégien Bjarne Giske, Bakri, âgé de 25 ans, serait détenu par le « bureau B2 », la cellule chargée du renseignement militaire. Quant au cargo qui a conduit cette équipée mi-arabe mi-slave dans le marasme tchadien, un Iliouchine 76, il est toujours immobilisé sur la piste à N’Djamena.
Un avion soudanais, une créance tchadienne, une quasi-séquestration, une disparition, des acteurs interlopes et beaucoup de mystères : l’intrigue sent le règlement de comptes entre le Tchad et le Soudan. Depuis plusieurs années, les deux frères ennemis se livrent bataille par rébellions interposées, se scrutent et se méfient jusqu’à la paranoïa. À N’Djamena, tout ce qui vient du voisin de l’Est est suspect, et réciproquement. Au point de transformer une banale histoire de livraison en affaire d’ÉtatÂ

3,5 millions d’euros à payer
Le 6 mai, l’un des 17 appareils de Badr Airlines, transporteur soudanais privé employant 250 personnes et spécialisé dans le fret, atterrit à N’Djamena. Affrété par Mussawa, une entreprise d’import-export tchadienne, il arrive de Fujaïrah, aux Émirats arabes unis (EAU), avec, à son bord, quelque 40 tonnes de biens d’équipement (notamment des générateurs). Dans un pays enclavé et quasiment dépourvu d’industries comme le Tchad, l’opération est routinière. La cargaison est déchargée, tandis que les membres de l’équipage partent se reposer à l’hôtel. Comme d’habitude, ils ont laissé leurs passeports aux autorités, en échange d’une quittance. Mais à leur retour à l’aéroport, d’où ils espèrent s’envoler pour Khartoum, impossible de récupérer les documents, et donc d’embarquer. Pour toute explication, on leur montre une « ordonnance de saisie conservatoire » datée du 5 mai 2008 et estampillée « Tribunal de 1re instance de N’Djamena ». Sur deux pages, quelques lignes somment Badr Airlines de payer la modique « somme principale » de 800 millions de F CFA plus 1,5 milliard de F CFA de « dommages et intérêts tous préjudices confondus », soit un total de 3,5 millions d’euros, plus du quart du chiffre d’affaires de la compagnie en 2007. Le nom du plaignant n’est pas précisé et aucune preuve – pourtant nécessaire dans un tel cas de figure – n’est avancée. Impuissant, l’équipage est reconduit à l’hôtel et l’Iliouchine abandonné sur le tarmac brûlant.
Depuis leurs chambres, les employés de Badr Airlines contactent les bureaux de la compagnie à Khartoum. Là, on hésite, on réfléchit. Une solution est finalement arrêtée : l’équipage quittera le pays au compte-gouttes, et Bakri, le Soudanais du groupe, sera le premier. La direction lui achète une place sur un vol N’Djamena-Khartoum via Addis-Abeba. Mais, une fois arrivé à l’aéroport, le jeune homme est tout bonnement arrêté, puis disparaît de la circulation. La tentative ayant échoué, changement de tactique : Badr Airlines envoie Bjarne Giske sur place. Ancien lieutenant-colonel de l’armée norvégienne, ce moustachu rusé, qui connaît bien l’Afrique, est chargé de prendre langue avec un avocat. Il le fait dès son arrivée à N’Djamena, le 22 mai, et choisit Philippe Houssine, défenseur du gouvernement tchadien dans l’affaire de l’Arche de Zoé.
Convoqué au tribunal le 26 mai, le directeur commercial de Badr Airlines découvre, enfin, l’identité du plaignant : l’entreprise tchadienne d’import-export Golden Star, avec laquelle Badr Airlines assure n’être liée par aucune sorte de contrat. Comme preuve de la créance exigée, l’avocat de l’accusation arbore un article de journal qui traite de l’affaire, arguant que les autres pièces à conviction ont été saisies à Khartoum par les autorités soudanaises. Après quarante minutes d’audience, le mystère reste entier.

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Equipage « libéré »
Toutefois, avant la seconde convocation au tribunal, fixée au 3 juin, le puzzle commence à se reconstituer. L’avocat de Golden Star produit un document énumérant le chargement d’un cargo : outre des « marchandises courantes », huit « Toyota Land Cruiser » et un « Toyota Prado » sont mentionnés. C’est cette livraison que Golden Star reproche à Badr Airlines de ne pas avoir honorée. Et c’est donc pour ce manque à gagner qu’il exige le paiement de 3,5 millions d’euros. Le problème, c’est que le nom de l’affréteur figurant en toutes petites lettres au bas du document n’est pas Golden Star, mais « Goldstar Cargo », qui serait une entreprise émiratie, aucun lien avec son quasi-homonyme tchadien Et c’est un autre transporteur soudanais, Al-Majara, qui était censé acheminer cette cargaison jusqu’à N’Djamena. Mais une chose est sûre : début avril, elle a été saisie par les douanes à Khartoum pour la simple et bonne raison qu’aucune compagnie soudanaise n’est autorisée à livrer des pick-up à l’ennemi tchadien. Ces véhicules, qui, en période d’hostilités, avancent par centaines, en colonnes, tantôt vers le Tchad, tantôt vers le Soudan, sont les principaux instruments de la guerre que se livrent les deux pays. Assurant être étranger à l’affaire, Badr Airlines est pourtant sommé de payer lors de la seconde audience, le 3 juin. L’avocat fait appel, tandis que Bjarne Giske quitte le Tchad le soir même pour Paris.
Persuadé qu’il est surveillé par les renseignements tchadiens, il prévoit un itinéraire alternatif en cas de pépin : franchir le fleuve Logone, frontalier entre le Tchad et le Cameroun, pays pour lequel il s’est procuré un visa. Finalement, il réussira à gagner la France : à l’aéroport, il se mêle à un groupe de soldats scandinaves membres de l’Eufor, la force de l’Union européenne déployée au Tchad, et monte incognito dans l’avion. À Paris, il engage une avocate supplémentaire, qui s’envolera pour le Tchad le 12 juin : Isabelle Coutant-Peyre.
Épouse du terroriste Carlos et spécialiste des dossiers rocambolesques, cette dernière espère que la juridiction tchadienne reviendra sur sa décision. Elle compte notamment invoquer la disparition de l’employé soudanais, la prise d’otage matérielle de l’appareil et l’enlèvement et la séquestration du personnel ukrainien, qui, grâce à des pressions diplomatiques, a pu quitter le territoire tchadien après plus d’un mois. Mais il lui sera certainement impossible de déterminer si, voulant faire payer à Khartoum la rétention des pick-up, l’État tchadien utilise Golden Star pour s’en prendre à une entreprise soudanaise. C’est pourtant la question centrale.

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