Coup de grisou social
Les événements tragiques de Redeyef révèlent au grand jour de profondes disparités régionales et l’ampleur du chômage chez les diplômés du supérieur.
Même si l’exploitation des gisements de phosphates ne se fait plus en souterrain mais à ciel ouvert, le bassin minier de Gafsa, dans le sud-ouest de la Tunisie, n’est pas totalement à l’abri d’un coup de grisou, social cette fois. Les heurts sporadiques entre des chômeurs (et leurs familles) et les forces de l’ordre dans le centre minier de Redeyef ont pris, le 6 juin, une tournure dramatique. Pour la première fois depuis cinq mois de tensions larvées, les affrontements ont fait un mort parmi les manifestants et plus d’une vingtaine de blessés, dont trois policiers. Devant la dégradation de la situation, le président Zine el-Abidine Ben Ali a immédiatement ordonné à l’armée nationale de se déployer dans la ville, où le calme a été rétabli.
Colère et frustration
Deux jours plus tard, Abdelhafidh Nsiri, PDG de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et du Groupe chimique tunisien (GCT), a été remplacé par Ridha Ben Mosbah, auparavant secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur. Un changement qui s’apparente à un limogeage. Familier de la CPG pour en avoir dirigé la restructuration industrielle il y a plus de vingt ans, Ben Mosbah a hérité d’une mission : remettre de l’ordre au sein de la CPG, accusée d’avoir « allumé la mèche » de cette explosion sociale. Tous les trois ans, en effet, l’entreprise publique organise un concours de recrutement. Évidemment, dans une région où elle est pratiquement le seul grand employeur, un grand nombre de jeunes sont sur les rangs. Cette année, la liste des admis publiée le 5 janvier comptait environ trois cents personnes. Frustrés et en colère, les chômeurs écartés s’engagent dans un cycle de protestations et de manifestations devant le siège de l’administration publique, la délégation (sous-préfecture) du centre minier de Redeyef. Le mouvement s’étend à Metlaoui, Mdhila et Moulares. Les protestataires accusent la CPG de favoritisme, celle-ci ayant recruté des candidats recommandés par des notables et responsables locaux (ce qui, dit-on, est une pratique traditionnelle, que la CPG dément). Les manifestants réclament l’annulation des résultats du concours. Très vite, ils reçoivent le soutien de leurs familles, des syndicalistes de la région, des militants des droits de l’homme et de groupes d’opposants politiques. Des négociations entre les autorités locales et des porte-parole des contestataires ne réussissent pas à désamorcer la crise. Bien au contraire, le mouvement se durcit et les violences montent crescendo au fur et à mesure que les jours passent. La gestion par les autorités locales se révèle maladroite. Le gouverneur (préfet) de Gafsa (chef-lieu de la région) ainsi que le délégué de Redeyef sont remplacés, sans que cela prenne la forme d’une sanction formelle. Mais rien n’y fait : les heurts entre manifestants et forces de l’ordre s’amplifient, notamment le 7 mai, à Redeyef, et le 9 mai à Moulares. Les interpellations se multiplient et les sit-in entraînent souvent l’arrêt de la circulation routière et celle des trains, d’où l’intervention des forces de l’ordre. En outre, le mouvement menaçait de faire boule de neige, avec notamment des manifestations à Feriana, dans le gouvernorat voisin de Kasserine, où, le 7 mai, un jeune est mort électrocuté. Béchir Tekkari, le ministre de la Justice et des Droits de l’homme, a qualifié la mort de ce jeune manifestant de Redeyef d’« incident regrettable », tout en justifiant l’intervention de la police contre les « éléments perturbateurs », qui, dit-il, fabriquaient des cocktails Molotov.
Le mouvement de protestation s’est limité à des revendications sociales et n’a à aucun moment mis en avant des visées politiques ou lancé des attaques contre le régime en place. Mais le coup de grisou du bassin minier de Gafsa est le signe que la question du chômage des diplômés du supérieur a pris une ampleur sans précédent, comme au Maroc où ils sont mieux organisés et où leurs manifestations font partie du paysage depuis plusieurs années. D’après une enquête du ministère de l’Emploi en collaboration avec la Banque mondiale réalisée à la fin de 2005 et publiée en mars 2008, on estime à 50 % le taux de chômage des titulaires d’une maîtrise et des techniciens supérieurs. Il s’agit là d’un taux à l’échelle nationale. Il va sans dire que ce taux est encore plus élevé dans les régions classées « de développement prioritaire », dont font partie la majeure partie des zones non littorales. Ce phénomène fait donc remonter à la surface de profondes disparités régionales.
Des mesures drastiques s’imposent
Si elles peuvent contribuer à améliorer le dialogue social, les nominations de responsables plus ouverts et moins portés sur les jeux de clientélisme ne sont pas suffisantes. Des mesures drastiques s’imposent pour donner leurs chances aux régions les moins avantagées. Et c’est l’orientation qu’a prise le président Ben Ali en donnant au Premier ministre des instructions pour accélérer la mise en ÂÂuvre des programmes destinés à dynamiser le rythme d’un développement « équilibré », en donnant une nouvelle impulsion aux investissements publics et privés dans les régions prioritaires afin d’y créer des emplois et des sources de revenus.
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