[Tribune] Au Cameroun, colère sourde et crises d’identités

Qu’elles soient économiques ou politiques, proches du pouvoir ou de l’opposition, les élites camerounaises sont responsables d’une recrudescence des replis identitaires que l’on observe aujourd’hui.

Lors de la séance d’ouverture du dialogue national, le 30 septembre 2019 à Yaoundé. © DR / Grand Dialogue National Cameroun

Lors de la séance d’ouverture du dialogue national, le 30 septembre 2019 à Yaoundé. © DR / Grand Dialogue National Cameroun

Hemley Boum
  • Hemley Boum

    Romancière camerounaise, Grand prix littéraire d’Afrique noire

Publié le 13 juillet 2020 Lecture : 3 minutes.

Le président camrounais Paul Biya, le 22 mars 2018. © Lintao Zhang/Getty Images)
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Entériné à l’issue du Dialogue national, le processus de décentralisation a abouti à l’organisation d’élections locales en février. Mais la pandémie de Covid-19 a gelé la mise en place des autres mesures, laissant l’opposition sur sa faim et compliquant un peu plus encore la situation économique.

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Le Cameroun s’enorgueillit de 200 ethnies différentes. Votre patronyme suffit à vous situer dans la géographie complexe du pays. Vous reliant à l’histoire, aux us et coutumes supposés de votre groupe ethnique, il vous y assigne aussi. Même dans une ville aussi cosmopolite que Douala, toutes les sphères de la vie sociale prennent en compte ces appartenances. Aussi est-il normal de se l’entendre rappeler dans toutes sortes de plaisanteries omniprésentes dans le quotidien.

Absurdes détestations

Longtemps, j’ai pensé que la pluralité assumée de nos identités nous protégeait des déchirements dont les conflits ethniques sont le prétexte dans d’autres pays d’Afrique. Mais au Cameroun, ces dernières années, une colère sourde et un long désenchantement, qui peinent à s’exprimer sur la place publique, prennent le chemin d’absurdes détestations. Dans une perception irrationnelle du malaise et de l’inconfort, qui sont le lot commun, certains éprouvent le besoin de rejeter sur l’autre et ses supposées tares la responsabilité des désordres dont ils sont victimes.

Alors que la solidarité nationale est gangrenée par la corruption, la tribu, le village, sont perçus comme le refuge ultime.

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Plus inquiétant mais pas surprenant, le rejet génère sa propre logique dévastatrice. Chacun finit par s’approprier les défauts que l’autre lui impute, jusqu’à en faire une composante de sa construction identitaire.

La tribu, le village, sont perçus au Cameroun comme le refuge ultime, dans une société où la solidarité nationale est gangrenée par la corruption et le népotisme. Dans ce contexte, les crises génèrent une recrudescence des replis identitaires, avec leur corollaire de crispations ethniques.

Les tensions ont été nombreuses ces trois dernières décennies, et elles connaissent un apogée mortifère avec la crise anglophone, les désordres dus au terrorisme dans l’Extrême-Nord, les désaccords électoraux et la lutte impitoyable pour succéder à un pouvoir en fin de règne.

Rancunes anciennes, trahisons récurrentes

Les invectives continuelles en référence aux appartenances tribales finissent par se traduire en actes. Les allégeances et les prises de position des personnalités publiques sont lues au travers de ce prisme déformant. Les groupes ethniques sont encouragés à se penser en forteresse assiégée, à instaurer un cercle pervers de rétorsion sauvage.

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La pléthore de peuples coexistant dans ce pays rend incompréhensibles aux étrangers les différentes ramifications, les rancunes anciennes et les trahisons récurrentes qui mutilent le tissu social. Reste que la question tribale pollue les débats et fragilise toute tentative de conciliation.

En lui offrant une tribune, les élites camerounaises ont légitimé le tribalisme, faisant taire sans ménagement les voix qui tentaient l’apaisement.

De même constate-t-on que l’exacerbation des différends ethniques est le fait des élites, qu’elles soient politiques, universitaires, artistiques, religieuses ou économiques. Celles-ci théorisent et conceptualisent des partis pris discutables censés inscrire leur passé victimaire dans une perspective historique, ce qui, de facto, transformerait leur propre communautarisme malsain en nécessaire résistance.

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Des élites disqualifiées

Omniprésentes dans les médias, sur les réseaux sociaux, avec la visibilité et la puissance conférées par leur statut, les élites camerounaises ont essentialisé leurs adversaires. En lui offrant une tribune, une justification, des arguments, en manipulant les symboles et les croyances, en faisant taire sans ménagement toutes les voix qui tentaient l’apaisement, elles ont légitimé le tribalisme.

Le fait n’est pas nouveau. La guerre d’indépendance a été largement discréditée de cette manière, et les nouveaux pouvoirs ont compris l’intérêt d’asseoir leur domination sur l’instrumentalisation des différences. Dans ce cas particulier, les outils modernes de l’information ont démultiplié la propagation du mal. Le biais cognitif est tel que chacun n’entend et ne voit plus que ce qui vient conforter ses convictions, mais aussi ses angoisses.

Effet boomerang inattendu, ces élites se sont elles-mêmes disqualifiées. Incapables de convaincre au-delà des groupes qui leur sont déjà acquis, elles ont perdu la crédibilité nécessaire pour porter un projet inclusif, un « en commun » crédible. Leur assise fragmentée et fragile contribue à aggraver une conjoncture sociale déjà fort tendue.

La diversité des langues, des paysages, la richesse des cultures et des croyances ont longtemps fait dire aux Camerounais qu’ils étaient l’Afrique en miniature. Les conflits qui déchirent le pays évoquent encore une certaine Afrique, mais pas celle dont on peut être fier.

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