Pierre Péan, franc-tireur

De Bokassa à Mitterrand, de Jean Moulin à Jacques Foccart, cet enquêteur iconoclaste affiche un tableau de chasse pour le moins impressionnant.

Publié le 18 juin 2003 Lecture : 11 minutes.

Ce n’est pas faire injure à son complice Philippe Cohen : l’homme qui a fait trembler Le Monde sur ses bases, c’est avant tout lui, Pierre Péan. À 65 ans – il en paraît dix de moins -, cet écrivain prolifique et convivial est le plus connu des deux, à la fois des éditeurs, des journalistes et du grand public. Enquêteur indépendant, un peu à la manière des détectives privés, Péan collectionne les best-sellers et les échecs retentissants, les procès et les scoops, les amis et les ennemis, depuis plus de vingt ans. Solidaire avec Cohen – on le serait à moins – face aux bénéfices escomptés d’un succès de librairie plus que respectable (plus de trois cent mille exemplaires tirés), face aussi à la tornade judiciaire qui s’annonce (treize plaintes ont été déposées contre l’éditeur et les auteurs de La Face cachée du « Monde »), Pierre Péan fait front, en vieil habitué des prétoires et des à-valoir. Si Fayard, à rebours de l’ordre alphabétique, a placé sur la couverture du livre Péan avant Cohen, c’est sans doute parce que le premier a sur le second l’avantage de l’expérience et de la notoriété. C’est aussi parce que Péan fait vendre et que son nom dégage comme un fumet de scandale.
Cet homme ne serait jamais devenu ce qu’il est s’il n’avait été, dans son enfance, aussi nul en français. Né le 5 mars 1938 à Sablé, dans la Sarthe, d’un père coiffeur et d’une mère au foyer, le jeune Pierre désespéra longtemps ses professeurs par son inaptitude à manier correctement la langue de Molière : « C’est pour m’obliger à effacer cette carence et à corriger cette tare que je suis devenu journaliste, explique-t-il. Écrire, pour moi, est un bonheur, mais c’est aussi resté une douleur. » Son milieu d’origine est à la fois conservateur – le père Péan flirte avec le mouvement poujadiste au cours des années cinquante – et religieux. Pierre Péan est un pur produit de l’enseignement catholique : frères des écoles chrétiennes de Sablé, pensionnat puis faculté catholiques d’Angers. Ses premiers engagements politiques sont à droite : il participe à la campagne électorale du député indépendant et paysan Jean Turc, puis en 1958 à celle du gaulliste Joël Le Theule, qui demeurera son ami. Licence en sciences économiques en poche, il s’inscrit à la Sorbonne à Paris et multiplie les petits boulots. Barman, voiturier, chauffeur de maître. À ce dernier titre, il conduit dans Paris, pour le compte de la société qui l’emploie, deux ministres du tout récent gouvernement gabonais en visite dans la capitale : Jean-Marc Ekoh et François Méyé. Tous deux le prennent en sympathie et lui proposent de les rejoindre à Libreville. Péan a 24 ans, des rêves d’aventure et de voyage. Il accepte.
Commence un chapitre gabonais qui durera deux ans et le marquera pour toujours. Nommé attaché de cabinet au ministère des Finances, il est vite regardé avec suspicion par la communauté française de Libreville, qui apprécie peu ce coopérant sans attaches précises, familier des taxis-brousse, fana de tennis et dont le QG est une petite chambre de l’hôtel Relais aérien. Après un service militaire écourté de six mois sur la base française de Bouar en Centrafrique, Pierre Péan revient à Libreville, au ministère des Affaires étrangères, où il s’occupe des boursiers gabonais. Survient alors la tentative de coup d’État de février 1964 contre le président Léon Mba, matée par les troupes françaises. Ses proches Ekoh, Méyé et Jean-Hilaire Aubame sont arrêtés. Désireux avant tout de les aider, Péan se livre alors à un exercice aussi curieux que tordu : il écrit lui-même, pour le compte du procureur de la République – qui est l’un de ses amis -, le réquisitoire du procès de Lambaréné au cours duquel sont jugés les putschistes et leurs complices. « Mon but était de charger les militaires pour protéger les civils », explique-t-il. Et cela marche puisque ses copains ne sont condamnés qu’à des peines légères. Très actif, Pierre Péan crée une « association de solidarité franco-gabonaise » marquée à gauche et écrit au Monde (tiens donc) une lettre ouverte très critique vis-à-vis de la politique africaine de la France, qui sera publiée à la une du quotidien. Fin décembre 1964, une barbouze française de la présidence lui conseille de quitter le Gabon au plus vite, sous peine de graves ennuis. Péan obtempère, jurant de revenir un jour. « Pendant deux ans, j’ai vu se mettre en place la quintessence du système Foccart », explique le futur auteur de L’Homme de l’ombre, une biographie controversée de « l’éminence noire » du gaullisme.
De retour à Paris, Pierre Péan entame une deuxième vie : il sera promoteur immobilier. Jusqu’en 1970, en plein boom de la construction, il vend des bureaux sur la colline de Saint-Cloud et monte des dossiers sur les Champs-Élysées. L’argent coule à flots et l’ennui s’installe. À la présidentielle de 1965, Péan vote pour François Mitterrand. En Mai 68, il participe aux manifs en curieux, sa fillette sur les épaules. L’année suivante, son nom est une nouvelle fois imprimé dans Le Monde, en première page. Une lettre qu’il a écrite à Hubert Beuve-Méry pour protester contre l’embargo sur les armes à destination d’Israël lui vaut cet honneur. Plein d’espoir, il écrit alors au quotidien pour solliciter une place au sein de la rédaction – « un vieux rêve, dit-il, écrire dans le plus grand quotidien afin d’effacer mes mauvaises notes en français ». Il n’obtiendra jamais de réponse : une frustration qu’il n’a pas oubliée. Cet échec ne fait que le renforcer dans sa nouvelle vocation. Pierre Péan jette aux orties sa cravate de promoteur et, sur les conseils de Stéphane Paoli, l’une des figures mythiques d’Europe n° 1, pose sa candidature à l’Agence France-Presse. Il est embauché au service économique. Sa troisième vie commence.
Le passage de Pierre Péan à l’AFP, où il fait quelques papiers remarqués, ne sera que de courte durée. En octobre 1970, L’Express de Françoise Giroud et de Philippe Grumbach lui ouvre les bras. En plein choc pétrolier, il se plonge dans les dossiers de l’Opep, d’Elf, des services secrets et du Moyen-Orient. Grand reporter, on le voit à Vienne, Koweït City, Téhéran, Washington, partout où se joue l’avenir énergétique de la planète. Politiquement, il a évolué. Il admire Michel Jobert, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, prône l’indépendance vis-à-vis des États-Unis et se veut gaulliste de gauche. Au point que le pro-israélien d’hier démissionne de L’Express en 1974, en désaccord avec la ligne favorable à l’État hébreu affichée alors sans complexes par l’hebdomadaire. Le Nouvel Économiste accueille aussitôt cet électron libre de 36 ans, qui commence à se faire un nom dans le journalisme d’investigation. Il y restera huit ans – un record pour cet adepte du nomadisme. 1974 est aussi l’année du premier livre signé Pierre Péan : Pétrole, la troisième guerre mondiale, édité chez Calmann-Lévy sur les conseils de François-Henri de Virieu, se vendra à quinze mille exemplaires. Un bon début.
Le virus est là, il ne le lâchera plus. Chaque année, ou presque, Péan publie un livre-enquête. Un genre dans lequel il excelle vite, avec son côté « nature » et faux naïf, apte comme pas deux à susciter confiance et confidences. Avec Jean-Louis Gouraud, il écrit sur la Chine, Après Mao, les managers. Seul, il sort son Bokassa Ier, après un court séjour en Centrafrique, puis Les Émirs de la République avec Jean-Pierre Sereni, investigation prémonitoire qui dévoile la face obscure d’Elf, notamment en Afrique. En 1982, Fayard publie Les Deux Bombes – « mon plus beau scoop », dit aujourd’hui Péan, ou comment la France a aidé Israël et l’Irak dans le domaine du nucléaire militaire. L’année suivante sort Affaires africaines, investigation retentissante sur les rapports incestueux franco-gabonais et premier best-seller : 120 000 exemplaires vendus en quelques semaines. Premiers ennuis aussi : sept procès et un attentat à la bombe, chez lui à Bouffemont, dans la région parisienne – de simples dégâts, fort heureusement. Pierre Péan est d’autant plus dans la ligne de mire des réseaux barbouziers qu’il fut, en 1979, l’auteur du premier article sur « l’affaire des diamants » Giscard d’Estaing-Bokassa, dans Le Canard enchaîné. Inquiet pour sa sécurité, recru de menaces, il décide alors de prendre le large et de se mettre au vert.
Pendant six ans, Péan est « hors système ». Il écrit un roman anodin sur la chouannerie, Les Chapelières, qui a bien du mal à trouver un éditeur tant il paraît à contre-emploi dans cet exercice, mais dont on fera tout de même un téléfilm. On le retrouve ensuite à Paris-III-Censier, maître de conférences en communication, préparant une thèse sur la notion de secret d’État – on ne se refait pas. Edité, cet ouvrage plutôt technique se vendra à 30 000 exemplaires. 1989 marque son retour au journalisme : à Libération tout d’abord, puis à l’éphémère Fortune France. Le rythme des livres (Péan en a publié vingt-six à ce jour) reprend, soutenu, avec son lot de succès et d’échecs. La Menace, sur les otages français du Liban marche mal. L’Argent noir, sur les rapports entre corruption et sous-développement reçoit un meilleur accueil. L’Homme de l’ombre, une biographie de Jacques Foccart, se vend à 40 000 exemplaires. L’Enquête sur un attentat attribué à Kadhafi – Péan y défend la thèse d’une responsabilité iranienne dans la destruction en plein vol d’un DC10 de la compagnie UTA – est un bide et lui vaut l’inimitié tenace du juge Jean-Louis Bruguière. Le Docteur Martin, portrait de l’un des dirigeants de la Cagoule, société secrète d’extrême droite dans la France de l’entre-deux-guerres, reçoit un succès d’estime. En 1994, enfin, Fayard publie Une jeunesse française, enquête sur les relations ambiguës, jusque-là tenues secrètes, entre François Mitterrand et la droite pétainiste d’avant, pendant et après l’occupation allemande. L’ouvrage fait scandale, contraignant le président français à s’en expliquer.
Ce best-seller – 250 000 exemplaires vendus – repose en partie sur de longs entretiens entre Péan et Mitterrand. Les deux hommes se connaissent depuis 1992. Enquêtant à l’époque sur François de Grossouvre, l’éminence grise de l’Élysée, Pierre Péan avait obtenu un rendez-vous avec le chef de l’État. « Je suis venu lui raconter toutes les saloperies et toutes les cabales qui se tramaient contre son fils Jean-Christophe et que j’avais apprises au cours de mon enquête. Il était sidéré. Il en a eu les larmes aux yeux. » Une relation de confiance s’établit alors, que Péan mettra à profit pour écrire Une jeunesse française. Désormais célèbre, Pierre Péan ne vit plus que de ses livres. Il publie L’Extrémiste, une biographie du sulfureux banquier suisse François Genoud, TF1, un pouvoir, qui flirte avec les cent mille exemplaires vendus, Vies et morts de Jean Moulin, enquête décapante et controversée sur le héros de la Résistance, Bethléem en Palestine avec Richard Labévière, à la fois reportage et monographie sur une ville sainte déchirée, puis Manipulations africaines, nouvelle enquête sur l’affaire du DC10 d’UTA pour les besoins de laquelle il se déplace de Brazzaville à Tripoli et de Beyrouth à Dakar. Les parutions se succèdent, mais Pierre Péan a un projet rentré, une idée de plus en plus précise : enquêter sur une institution qui le fascine et le révulse, qu’il admire et qu’il déteste. Enquêter sur Le Monde.
Inutile de chercher, dans cette histoire, la part de frustrations et de jalousie, de sincérité et de pureté, de flair éditorial et de volonté de nuire, de marketing et de salubrité publique, de passion et de raison. Le Monde, après tout, est un objet de critique et d’enquête, tout comme le livre par lequel le scandale est arrivé. « Je n’ai pas la même conception du métier qu’Edwy Plenel et Jean-Marie Colombani, explique Péan. Porter la plume dans la plaie, faire mal, déstabiliser, mener des campagnes avec acharnement et délectation, non. Je suis un humaniste, pas un manipulateur. Je ne me reconnais pas dans la méchanceté. Je suis un enquêteur qui travaille seul, pas un journaliste d’investigation à qui les juges et les flics servent des papiers prémâchés. » Le constat est dur, sans doute excessif de la part d’un homme que ses passions n’ont pas toujours mis à l’abri de la subjectivité, des erreurs et des coups de griffes inutiles. Mais c’est, assure-t-il, ce qui l’a motivé lorsqu’en 1997, outré par la façon dont Le Monde traitait François Mitterrand, il a décidé de mettre en oeuvre son idée. « J’ai tout d’abord cherché un éditeur. Plon, qui avait édité Manipulations africaines, a refusé, jugeant le sujet trop dangereux. Le Suisse Favre, lui, a accepté et m’a même envoyé un contrat. Puis Claude Durand m’a appelé. Fayard est mon éditeur traditionnel : l’accord a été vite conclu. » Philippe Cohen, journaliste à l’hebdomadaire Marianne, qui travaille sur un projet similaire, le contacte. Les deux hommes partagent le même diagnostic sur l’évolution, à leurs yeux négative, du Monde, ainsi que des références politiques communes : Cohen est proche de Jean-Pierre Chevènement et Péan n’a pas rompu avec les idéaux du gaullisme de gauche – d’où l’un des chapitres les plus contestés, dans le fond, du livre, celui qui traite du Monde contre la France. Pierre Péan avait-il des comptes à régler ? Il s’en défend : « Je n’ai certes jamais eu d’atomes crochus avec Plenel et nous avons eu dans le passé certaines divergences sérieuses, notamment lors de l’affaire des Irlandais de Vincennes. Mais lorsque, en 1992, le capitaine Paul Barril lui a fait un procès, j’ai répondu présent. Plenel m’a demandé de venir témoigner en sa faveur et je l’ai fait. Il a d’ailleurs gagné. »
Aujourd’hui, même s’il reconnaît qu’a posteriori certains passages parmi les plus controversés du livre auraient pu être écrits avec plus de prudence, Pierre Péan ne regrette évidemment rien. Il se prépare pour les rudes batailles judiciaires à venir et met la main à son prochain manuscrit : une enquête historique sur la conquête de l’Algérie par les Français en 1830. « Chez moi, l’Afrique n’est jamais loin. explique-t-il. J’y ai mes amis, Paul Mba Abessole, Abel Goumba, Miguel Trovoada, Omar Bongo aussi, avec qui j’entretiens des rapports houleux, passionnels depuis 1964. Ma vision du continent a changé : ce qui compte désormais à mes yeux, ce n’est plus l’alternance à tout prix, c’est la paix, la paix civile. » Péan, franc-tireur pacifiste ? Allez donc l’expliquer à tous ceux que La Face cachée du « Monde » a mis sens dessus dessous…

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