Les revenants

La libération imminente des deux chefs historiques de l’ex-FIS peut-elle bouleverser la donne politique, à quelques mois de la présidentielle ?

Publié le 18 juin 2003 Lecture : 5 minutes.

L’événement a fait l’ouverture du journal télévisé du 10 juin. Les dirigeants des archs, ces comités de tribus et de villages qui mènent depuis deux ans la contestation en Kabylie, ont quitté les maisons d’arrêt de Tizi-Ouzou, Béjaïa et Bouira. Sur ordre d’Ahmed Ouyahia. Résolu à sortir de l’impasse kabyle, le nouveau Premier ministre a en effet décidé d’engager le dialogue avec les représentants de ce mouvement.
Mais une autre libération, non moins importante, est attendue dans les prochains jours : celle d’Abassi Madani et de son lieutenant Ali Benhadj, les dirigeants historiques du Front islamique du salut (FIS), qui ont purgé l’intégralité de leur peine de douze ans de réclusion. Aujourd’hui dissous, le FIS avait triomphalement remporté le premier tour des législatives de janvier 1992, avant que le processus électoral soit brutalement interrompu. Pourtant, selon toute apparence, cette libération-là ne devrait susciter qu’un écho médiatique limité, notamment à la télévision d’État, tant le courant islamiste demeure un épouvantail électoral. D’autant qu’en juillet 2002, le général Mohamed Lamari, chef d’état-major, s’est clairement engagé, au nom de l’armée, à respecter le verdict des urnes en toutes circonstances. Autrement dit : même en cas de victoire islamiste.
L’islamisme algérien est aujourd’hui divisé en quatre grandes tendances : l’islamisme légal, représenté au Parlement par deux partis ; l’islamisme politique, qui lutte dans la clandestinité à partir de plusieurs capitales européennes ; l’islamisme armé, qui, depuis l’adoption de la loi sur la Concorde civile, en janvier 2000, ne compte plus que quelques centaines de maquisards (dont la capacité de nuisance reste néanmoins importante) ; enfin, l’islamisme « de la rue », sorte de courant diffus dont l’influence est très difficilement mesurable, mais qui, à l’évidence, continue de saper les bases de la société. C’est sans doute cet intégrisme rampant qui est à l’origine de l’invraisemblable rumeur qui a suivi le terrible tremblement de terre du 21 mai. À en croire certains exaltés, la magnitude du séisme serait en effet inversement proportionnelle à la longueur des jupes des Algéroises ! Ce charlatanisme a pour cadre privilégié certaines mosquées de la capitale (et d’ailleurs), mais aussi les marchés populaires, les stades de football et les cafés. C’est dire à quel point la société algérienne reste perméable à l’obscurantisme.
Après une atroce guerre civile qui a fait quelque cent cinquante mille morts, les Algériens sont-ils à nouveau prêts à accorder majoritairement leurs suffrages à un candidat islamiste ? On pourrait le craindre, à en juger par l’accès de religiosité provoqué par le séisme. Depuis le 21 mai, en effet, beaucoup se sont mis à fréquenter assidûment la mosquée. C’est la « génération Zenzla », comme on dit ici, la génération tremblement de terre. Pourtant, le pire n’est pas sûr. La capacité de mobilisation des islamistes paraît en effet bien émoussée. Il est loin le temps le FIS pouvait rassembler plusieurs dizaines de milliers de militants lors d’un meeting au stade du 5-Juillet, à Alger. Pour eux, la guerre en Irak aurait pu constituer une excellente occasion de se remettre en selle. Apparemment, il n’en a rien été, même si, en l’absence de tout instrument de mesure, il convient de rester prudent. Seule certitude, les analystes qui prévoyaient un raz-de-marée électoral islamiste dans le monde arabe après le renversement de Saddam Hussein en sont, pour l’instant, pour leurs frais. Au mois d’avril, les élections générales au Yémen – un pays au moins aussi exposé au risque islamiste que l’Algérie – ont été marquées par la cuisante défaite du parti El-Islah, que dirige le Cheikh Abdallah el-Ahmar.
Reste que l’islamisme algérien est une réalité sociologique incontournable. Peut-il pour autant jouer un rôle de premier plan lors de la présidentielle d’avril 2004 ? Pour répondre à cette question, il faudrait pouvoir apprécier avec précision l’impact de la prochaine libération de Madani et de Benhadj. Et deviner la future stratégie de ceux-ci, s’ils en ont une. Interdits de toute activité politique, les dirigeants de l’ex-FIS vont-ils tenter de phagocyter l’une ou l’autre des deux formations islamistes légales ? Il est permis d’en douter. Pour plusieurs raisons.
L’islamisme légal est représenté au Parlement par le Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah), d’Abdallah Djaballah, et par le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), de Mahfoud Nahnah.
La stratégie du premier est parfaitement claire : depuis des années, il s’efforce de récupérer les suffrages qui s’étaient portés sur le FIS en 1992, en refusant toute alliance avec le courant nationaliste au pouvoir et en se maintenant dans une stricte opposition institutionnelle. C’est la deuxième force politique au sein de l’Assemblée populaire nationale (APN), la Chambre basse du Parlement. Et Djaballah a de bonnes chances de figurer au second tour de la présidentielle, dans un peu moins d’un an. Désireux de mettre toutes les chances de son côté, le MRN-Islah mène activement campagne en vue d’imposer une révision de la Loi électorale. L’objectif est évidemment d’assurer la transparence des opérations de vote, notamment en ce qui concerne les représentants des corps constitués (armée, police, sapeurs-pompiers) et les populations nomades. Le parti demande également l’établissement d’un fichier électoral informatisé, sous forme de CD-Rom, susceptible d’être consulté par tout citoyen. Son dynamisme et sa stratégie d’opposition systématique lui ont permis d’accroître son assise populaire et d’arracher une centaine de municipalités lors des élections locales d’octobre 2002.
La libération de Madani et de Benhadj a toujours été l’une des grandes revendications de Djaballah, qui fut l’un des signataires du fameux « contrat de Rome » (février 1995), dont la principale clause concernait la réhabilitation politique du FIS. Mais rien n’est simple. Forts de leurs succès électoraux, les cadres du MRN-Islah estiment aujourd’hui n’avoir nul besoin de Madani et de Benhadj pour remporter de nouvelles victoires. À l’évidence, Djaballah n’entend pas faire allégeance aux dirigeants de l’ex-FIS, au lendemain de leur élargissement. Pourquoi placer sur orbite des concurrents potentiels, alors qu’il estime le fauteuil présidentiel à sa portée ? Surtout, il n’a pas oublié que, à l’époque de leur gloire, au début des années quatre-vingt-dix, Madani et Benhadj avaient une fâcheuse tendance à le regarder de haut.
Le MSP a suivi un tout autre itinéraire. Fidèle à sa stratégie « entriste », le parti de Mahfoud Nahnah a participé à toute les coalitions gouvernementales depuis décembre 1997. Du bout des lèvres, il a évoqué à plusieurs reprises la libération des dirigeants du FIS, mais n’en a jamais fait un thème de négociation avec le pouvoir. Proche des Frères musulmans, le MSP ne partage pas les idées salafistes qui étaient celles du FIS et sont aujourd’hui, dans une moindre mesure, celles du MRN-Islah. Pour l’heure, le MSP a d’autres chats à fouetter. La maladie de son président (hospitalisé depuis plusieurs semaines dans une clinique parisienne, Nahnah a été rapatrié le 11 juin dans un état critique) a fait entrer le parti dans une zone de turbulences. Les lieutenants affûtent leurs armes et se préparent à une impitoyable guerre de succession. Dans ce contexte, le retour de Madani et de Benhadj passe évidemment au second plan.

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