Le coup de pied de l’âne

Alain Rollat raconte ses vingt-cinq années au Monde Un récit expiatoire et antipathique.

Publié le 18 juin 2003 Lecture : 4 minutes.

Le Monde, terreur des palais,
Déjà victime de bien des attaques perverses,
Fut enfin agressé par ses propres sujets,
Devenus forts par sa faiblesse.

Carton, le premier, lui donne un coup de pied ;
Cohen un coup de dent, Péan un coup de corne.
Le pauvre Colombani, languissant, triste et morne,
Peut à peine rugir, par l’argent étouffé.

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Il attend son destin, déposant mille plaintes ;
Quand, voyant Rollat même à son antre accourir :
« Ah! C’est trop, lui dit-il. Je voulais bien mourir ;
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes… » Jacques Bertoin

(pcc. Jean de La Fontaine : « Le lion devenu vieux ».)

Il est des réquisitoires qui ont pour première conséquence d’innocenter l’accusé qu’ils sont censés faire « plonger », tant ils donnent une image négative du procureur qui les prononce. Dès les premiers paragraphes de son avant-propos, Alain Rollat, certes pas un débutant mais que son isolement actuel contraint désormais à publier seul, sans l’aide des journalistes du Monde qui lui tiennent habituellement la plume (Edwy Plenel pour L’Effet Le Pen, Mourir à Ouvéa et La République menacée, Philippe Boggio pour Ce Terrible Monsieur Pasqua et L’Année des masques), réussit à atteindre ce qui est peut-être le véritable objectif de cet ouvrage expiatoire : se rendre lui-même parfaitement antipathique…
Visiblement contrarié par le succès de l’enquête de Pierre Péan et Philippe Cohen qui l’ont pris de vitesse quand son livre à lui aurait dû mettre à profit son petit gabarit (140 pages, annexes comprises) pour plastronner en tête du peloton sur les étagères des libraires, Rollat choisit de nous la jouer « ces messieurs ne font que confirmer ce que j’avais sur le bout de la langue et qu’un infortuné contretemps m’a empêché d’éructer avant ce jour ». Et, aussitôt, de revendiquer comme valeur ajoutée la légitimité de celui qui a quitté Le Monde dès 2001, « sur la pointe des pieds » nous est-il précisé, comme si la presse avait risqué de trembler avec l’estrade sous les talons d’Alain, pour peu que celui-ci n’eût pas su réfréner sa colère. Quelques lignes plus loin, l’auteur nous affirme qu’il s’exprimera dans ce livre « en toute indépendance » (un aveu contraire aurait été surprenant) et que la part de déception qui l’habite – « car je ne prétends pas m’être affranchi des passions ordinaires » (sic) – est « sans commune mesure avec la part de responsabilité que je revendique ». Le lecteur qui acceptera d’accompagner Rollat jusqu’au bas de cette première page le laissera en effet couché sur le dos (la partie de l’anatomie qui a sa préférence, le plus souvent associée dans ce texte aux « coups de poignard » que ce Judas autoproclamé avoue avoir portés aux adversaires des actuels patrons) dans un gémissement d’excuses à ses anciens maîtres pour le mal qu’il ne peut, malgré tout, s’empêcher de leur faire. Sans compter le rappel par l’intéressé qu’il est de santé fragile, de manière, sans doute, à dissuader des snipers de tirer sur l’ambulance.
Sur le fond – c’est le mot -, ce rappel d’un quart de siècle de l’histoire du Monde est le récit d’une angoisse bifide : d’une part celle de voir – ce qui n’est pas à proprement parler un scoop – « la dynamique commerciale dans laquelle il [Le Monde] s’est engagé par nécessité le faire tomber dans le travers de la normalisation du contenu qui accompagne inévitablement toute entreprise de presse cherchant à élargir son lectorat pour augmenter ses ventes et ses recettes publicitaires », et, de l’autre, celle d’être la victime oubliée du seul poste auquel Rollat eut véritablement accès, la fonction – ô combien stratégique, mais tout aussi ingrate – de grouillot sans scrupules préposé aux basses besognes. Confiné dans les coulisses par « Mon Prince » (Jean-Marie Colombani, dont Rollat essaie désespérément d’attirer enfin l’attention par ce bon vieux procédé de l’imitation des Lettres persanes qui n’est certes pas choisi pour le vexer) et par « Mon Cher Edwy », avec qui il aimerait tant communier enfin, fût-ce dans une commune souffrance et l’aveu des ignominies partagées, l’homme de cour assène à ses anciens chefs une série de « leçons amicales » pour le moins tardives. Il n’est certes pas besoin de faire partie du sérail pour deviner la réaction que susciteront les repentirs dolosifs, les protestations dégoulinantes et les mises en garde inoffensives de celui que la distance autorise aujourd’hui à se pousser du col pour se faire entendre : « Qu’il la ferme ! » paraît être la seule réponse méritée par tant d’épanchements déposés en hommage.
Tout en suivant le cours d’une succession de nominations et de scrutins tels que pourrait en rendre compte le bulletin syndical de la sécurité sociale (dont on sait que, au contraire de celui de la police, il n’était pas rédigé par Edwy Plenel), Alain Rollat, qui n’aura décidément jamais cessé de se tromper de cible en regardant la lorgnette par son petit bout, s’arrête avec délices sur l’élimination – à laquelle il prêta la main – de Daniel Vernet, le directeur de la rédaction un moment élu à la tête du journal, dans l’espoir, sans doute, que l’évocation de ses propres turpitudes graverait enfin son nom sur la plaque commémorative de l’histoire du Monde.
Las ! Il est à craindre pour cet apparatchik dévoué que l’égrenage consciencieux des forfaits exécutés sur commande ne parviendra pas à le tirer des oubliettes où il se sent glisser. Le Monde est sans conteste un grand journal blessé. Fallait-il pour autant suivre les bords de la plaie avec autant de délectation, chercher « le singe en l’homme » et « le serpent sous la barbe » dans le seul but de contaminer par l’évocation du passé ceux qui se battent pour que survive aujourd’hui, pour que revive demain ce « miracle de la presse » dont la France s’honore ?

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