Haro sur les grands de ce « Monde »

Dérives du journalisme d’investigation, francophobie, confusion entre gestion et information… Péan et Cohen accusent la direction du quotidien.

Publié le 18 juin 2003 Lecture : 12 minutes.

Du point de vue de Sirius – pseudonyme d’Hubert Beuve- Méry, fondateur du Monde -, dira-t-on qu’il s’est agi d’une simple tempête dans le microcosme politico-économique, intellectuel et médiatique de la France ? Non, car le séisme fut violent et n’ébranla pas seulement sa cible apparente. Celle-ci est définie par le titre du livre – La Face cachée du « Monde » – et précisée par le sous-titre : « Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir ». La thèse, en schématisant, est que « Le Monde n’est plus ce qu’il était ». Truisme, parce que s’il n’avait pas évolué en près de soixante ans d’existence, ce journal ne correspondrait plus aux besoins d’information de la société contemporaine, n’aurait plus de lecteurs et, donc, disparaîtrait. Mais Le Monde n’a pas seulement changé, on nous dit qu’il a « vendu son âme aux puissances d’argent », dévoyé par un triumvirat assoiffé de pouvoir qui en a pris la direction il y a bientôt dix ans, nommément Jean-Marie Colombani, président du directoire, Edwy Plenel, directeur général délégué des rédactions, et Alain Minc, président du conseil de surveillance.
C’est contre ces trois hommes et, subsidiairement, de nombreux autres et quelques femmes, qu’a été établi l’acte d’accusation. Des deux auteurs, Pierre Péan est le plus connu, pour avoir écrit des ouvrages qui ont eu un certain retentissement (voir article de François Soudan pp. 60-62). L’autre, Philippe Cohen, est responsable du service économique de l’hebdomadaire Marianne et s’affiche du côté de la gauche nationaliste ou, si l’on préfère, « souverainiste » de Jean-Pierre Chevènement. Ils ont enquêté pendant deux ans pour dénoncer les nouvelles moeurs professionnelles d’un « journal de référence » qui, selon eux, s’est discrédité. Pour Edwy Plenel, ils sont « des chevau-légers mercenaires qui visent notre profession comme élément démocratique ». Mercenaires de qui ? Plenel ne l’énonce pas et le prouve encore moins.
On touche déjà ici à l’aspect consternant du débat, qui repose souvent sur des assertions sans preuves, voire inconsistantes, ni l’une ni l’autre des parties n’étant économes d’adjectifs. Quand la rédaction du Monde est qualifiée de francophobe, ou Péan d’antisémite, on ne trouve à l’appui que des illustrations oiseuses. « Il est […] une spécificité, assènent Péan et Cohen, dans laquelle les dirigeants du Monde ont manifesté, si ce n’est une volonté de monopole, du moins un systématisme pugnace et sans égal : la haine de la France. » Quant à l’antisémitisme des auteurs du livre – dont l’un est juif -, il est insinué par Pierre Georges, chroniqueur du Monde, à partir d’une citation altérée.
La « francophobie » du quotidien se manifesterait dans une complaisance à évoquer les périodes sombres de la France coloniale et vichyste. Cela rappelle évidemment le temps de la guerre d’indépendance de l’Algérie, quand Le Monde était considéré comme « le journal de l’anti-France » par l’extrême droite et, plus généralement, par les partisans de l’Algérie française. Il semble que Cohen n’est pas loin de partager les idées de ces milieux, mais Péan ? Le fait est qu’il a cosigné l’ouvrage sans prendre de distances. À certains détails, on s’aperçoit qu’il n’a pas tout relu : ainsi, pour prendre un exemple sans importance concernant le sujet, fin connaisseur qu’il est du Service d’action civique (SAC) gaulliste, il n’aurait pas laissé passer que celui-ci avait été créé en mai 1968, alors que l’ancien service d’ordre du RPF portait cette appellation depuis 1958. Autre bévue historique : la confusion entre Le Temps, glorieux ancêtre du Monde, et Le Temps de Paris, éphémère concurrent. Mais l’inattention ne peut pas tout expliquer : le pamphlet sur « la haine de la France » constitue tout un chapitre, et le néochauvinisme, alias « souverainisme », imprègne d’autres parties du livre.
Il faut comprendre que ce qui est en cause est ce qu’on appelle le journalisme d’investigation, dont les dérives seraient, en grande partie, à l’origine de ce que dénoncent les auteurs du livre. Or, si Plenel en est généralement considéré comme le parangon en France, Péan en est un illustre adepte et n’est pas exempt des défauts qu’il reproche à la rédaction du Monde. D’ailleurs, il se confesse en quelque sorte : « L’un des deux auteurs, écrit-il, Pierre Péan, est bien placé pour le dire : il considère que le journaliste d’investigation est au mieux un aventurier, le plus souvent un voyou… » On peut supposer qu’il s’applique le premier qualificatif, réservant le second à Plenel et à ses disciples, mais ce n’est pas dit.
Le journalisme d’investigation tire son origine de l’enquête dite du Watergate, menée par deux journalistes du Washington Post, Carl Bernstein et Robert Woodward, qui eut pour conséquence la démission du président américain Richard Nixon, en août 1974. Leurs émules rêvent, aujourd’hui, d’un succès aussi spectaculaire. Sans viser aussi haut – encore que… -, ils choisissent pour cibles des personnalités dont ils dénoncent les tares ou fautes. Souvent moins scrupuleux que leurs devanciers et ne disposant jamais, il faut le dire, de moyens comparables à ceux que le Washington Post avait mis dans l’opération Watergate, ils se laissent porter par une tendance au sensationnalisme sans trop vérifier les informations ni se soucier des dégâts qu’une fausse nouvelle peut produire.
Au contraire même, s’agissant du Monde, si l’on suit Péan et Cohen. Car selon eux, le tort que les dirigeants du « nouveau Monde » se révèlent capables de causer induit et nourrit la peur qu’ils inspirent et sur laquelle s’assied leur pouvoir. Leur objectif n’est pas ou n’est plus de produire ce qu’on appelle encore naïvement une bonne information, ni même d’exercer un contre-pouvoir utile au fonctionnement de la démocratie ; il est de détenir un pouvoir qui ne serait plus lui-même tempéré ou circonscrit par un contre-pouvoir quel qu’il soit.
Curieusement, alors qu’ils ne manifestent pas un goût exagéré pour la litote, Péan et Cohen n’ont pas inclus le mot « chantage » dans leur vocabulaire. C’est pourtant le terme propre qui pourrait couvrir nombre de leurs récits. Il en est ainsi du coup de téléphone de Plenel à Claude Allègre, alors ministre de l’Éducation nationale, pour inviter celui-ci à intervenir auprès du Premier ministre Lionel Jospin, afin de faire nommer Patrice Bergougnoux, un policier « bien disposé à l’égard du Monde », au poste de directeur général de la police nationale. Il est vrai que Plenel a démenti cette intervention, ajoutant que Bergougnoux pourrait la réfuter. Seulement, le policier reste muet, tandis que l’ancien ministre confirme dans plusieurs interviews et précise que Plenel lui avait téléphoné « le 29 octobre 1999 pour [lui] dire de transmettre à M. Jospin que si Patrice Bergougnoux n’était pas nommé directeur de la police nationale, il s’en repentirait ».
L’exemple est typique du débat qui s’est instauré, « parole contre parole », pour reprendre le titre d’une chronique de Daniel Schneidermann consacrée à l’affaire dans Le Monde Télévision. La rédaction du quotidien ne s’est pas privée de relever, dans La Face cachée du « Monde », une multitude d’erreurs de dates, de prénoms et d’orthographe qui ne contribuent pas à la crédibilité de l’ouvrage. « Parole contre parole », on incline à croire Claude Allègre. Et une telle pression du Monde, sortant de son rôle d’organe d’information, sur le pouvoir exécutif s’inscrirait, si elle était avérée, dans une suite d’actes de connivence entre rédacteurs du journal, policiers et magistrats. On voit ainsi le futur directeur de la rédaction copiner avec Bernard Deleplace, secrétaire général de la Fédération autonome des syndicats de police, au point de devenir une espèce de directeur de la communication du syndicat et « un homme d’influence au sein du monde policier ». Et au point d’obtenir que des fonctionnaires de police fassent des heures supplémentaires au noir pour son compte – ce qu’a nié Plenel dans une interview au Point. Tant et si bien que Deleplace et ses amis, dont Bergougnoux, furent longtemps la principale source de scoops du journaliste d’investigation.
Dans la chronique déjà citée, plus exactement dans une première version non publiée par Le Monde et que l’on pouvait trouver sur le site Internet du Nouvel Observateur, Daniel Schneidermann confirme et raconte que le Plenel des années quatre-vingt arrivait parfois « en trombe, l’oeil fiévreux », à 10 h 30, au moment du bouclage de l’édition, car « l’investigation n’attend pas ». « C’était généralement, poursuit Schneidermann, parce qu’il tenait une interview de Bernard Deleplace. Ou une tribune libre de Bernard Deleplace. Ou le compte rendu d’un congrès policier de Deleplace. »
D’autres affaires sont moins claires. Ainsi ce qui est annoncé comme « la plus importante opération d’ »entrisme » de l’histoire du trotskisme français, conduite au sein de l’une des institutions françaises les plus influentes ». Certes, l’énumération des trotskistes et anciens trotskistes à la rédaction du Monde, au premier rang desquels figure Plenel, est impressionnante, mais on en reste là, sans indication sur le genre de manipulation que cela impliquerait, et au profit de qui. Parallèlement, affubler Plenel d’une casquette de la CIA paraît peu réaliste, et mettre dans la bouche de François Mitterrand que le directeur de la rédaction est « un agent » et que Le Monde est devenu un organisme de déstabilisation de notre République et de notre société » est beaucoup trop ou beaucoup trop peu. Mais c’est, paraît-il, ce soupçon qui fonda la mise sur écoute du téléphone personnel du journaliste en 1985.
« Le Monde tel qu’il hait » est une formule bien trouvée. Les auteurs de La Face cachée du « Monde » en sont tellement ravis qu’ils en font le titre de deux chapitres inégalement convaincants et intéressants. Ils nous montrent ici que, non contents de haïr la France en général, les dirigeants du Monde ont pris en grippe beaucoup de personnalités de prestige inégal. À tout seigneur tout honneur : François Mitterrand – y compris à titre posthume -, Jacques Chirac, Pierre Bérégovoy et Lionel Jospin ont été des cibles de première grandeur, suivis de Charles Hernu, de Roland Dumas, de Dominique Strauss-Kahn et, ce qui est moins évident, de Jean-Pierre Chevènement. Ceux-là, hommes politiques et même hommes d’État, on peut comprendre qu’un journal cherche à les abattre, pour de bonnes ou mauvaises raisons politiques. Mais pourquoi s’acharner, à la suite, sur une kyrielle de braves gens qui ont eu pour tort de traverser la ligne de mire d’un rédacteur à l’affût d’une réputation à salir ? Péan et Cohen ont leur réponse : « Qui souhaite devenir une puissance et traiter d’égal à égal avec d’autres pouvoirs, y compris l’État, doit démontrer sa capacité de nuire et même de punir. » Cela n’explique pas la persécution d’un secrétaire d’État accusé de racisme à coups de citations tronquées, ni celle d’un universitaire incriminé de harcèlement sexuel au seul motif qu’une plainte a été déposée contre lui par… la fille d’un ami d’Edwy Plenel.
Entrer dans les affaires financières, c’est quitter Plenel pour s’intéresser à Colombani – par ailleurs accusé d’avoir joué un rôle trouble dans les affaires corses. Cela commence très fort, par l’achat manqué de L’Express à Jean-Marie Messier, qui, accédant à la tête de la Générale des eaux, a trouvé l’hebdomadaire dans son escarcelle, et qui veut s’en défaire. C’est Dassault qui finira par enrichir son groupe de presse du plus ancien newsmagazine français, mais Messier ne l’emportera pas au paradis. « Je vous préviens, l’a averti Colombani, selon Péan et Cohen, si vous nous refusez L’Express, vous apprendrez ce que c’est d’avoir Le Monde contre soi pendant vingt ans. Et nous finirons par vous abattre. » C’était en 1997. Le Monde ne fut pas le seul artisan de la chute de Messier, mais l’opération fut menée à terme en cinq ans.
Passons sur la constitution d’un groupe de presse. Le Monde s’enorgueillissait jadis d’être indépendant des groupes. Sa stratégie le met maintenant au sommet d’un conglomérat incluant, notamment, les publications du Midi libre et de La Vie catholique-Télérama, ainsi que Courrier international en attendant Le Nouvel Observateur. Il s’ensuit des manoeuvres pas toujours très conformes aux canons édictés par le « journal de référence ». Péan et Cohen semblent reprocher surtout aux dirigeants de celui-ci d’utiliser les profits des journaux satellites pour combler les déficits de la maison mère. Mais n’est-ce pas la loi des affaires ? En 1973, Jean-Louis Servan-Schreiber pouvait écrire dans Le Pouvoir d’informer : « À Paris, à part Le Monde qui fait cavalier seul, tous les autres quotidiens sont rattachés à des ensembles industriels ou de presse plus vastes, qui, souvent, financent leurs déficits. »
Deux chapitres du livre, au confluent de la gestion de l’entreprise et de la fonction médiatique du journal, ont fait sensation. Le premier concerne les relations avec le quotidien gratuit 20 minutes. Péan et Cohen entendent y démontrer que « le patron du Monde [considère] que toutes ses relations, qu’elles soient d’affaires, liées à l’actionnariat du journal, ou relevant de sa propre position d’éditorialiste, peuvent se monnayer ». Lorsque le groupe norvégien Schibsted eut décidé de publier ce journal, il découvrit les obstacles auxquels il allait se heurter en France, notamment du côté des syndicats, pour la fabrication et la diffusion. Colombani offrit son aide experte et son appui en échange – on simplifie – d’actions de la filiale française de Schibsted, qui apporterait sa clientèle à l’imprimerie du Monde. Quand les Norvégiens rompirent les négociations, Colombani réagit sur deux fronts : en expédiant une facture de 875 000 euros pour services rendus – ce que nie le directeur du Monde – et en publiant un éditorial appelant les pouvoirs publics à faire obstacle à la publication de journaux gratuits.
Deuxième affaire, inachevée : les NMPP. Ces Nouvelles Messageries de la presse parisienne sont, pour faire court, un établissement coopératif géré par Hachette, du groupe Lagardère, et jouissant d’un quasi-monopole de la distribution. Par un jeu complexe de péréquations, elles sont censées répartir les coûts équitablement. Toutefois, une distorsion existe, qui fait supporter par les autres périodiques une part des charges supérieure à celle qui est facturée aux quotidiens. Les hebdomadaires n’admettant plus cette discrimination et les quotidiens la considérant comme un avantage acquis, la direction des NMPP en vint à penser que la seule solution était de faire couvrir le déficit de la distribution des quotidiens, qu’elle estimait à 36,6 millions d’euros par an, par une subvention publique. C’est alors que, selon Péan et Cohen, Colombani intervint et fit jouer, efficacement, ses relations au sein du gouvernement.
Cela ne suffisait pas à la boulimie apparue chez Colombani, poursuivent les auteurs. Celui-ci décida de faire rémunérer par les NMPP ce lobbying. Il y réussit par un tour de passe-passe, facturant son intervention 1 million de francs et obtenant des NMPP des ristournes complexes, finalement comptabilisées en prêt, d’un montant total de 1 million d’euros sans compter les 545 716 euros de pénalités pour retards de livraison, annulées quinze jours avant la publication de l’ouvrage de Péan et Cohen, comme l’a révélé Le Canard enchaîné.
Un pamphlet déclenche forcément des ripostes d’humeur chez ceux qu’il vise. La Face cachée du « Monde » n’y a pas manqué. Il peut ensuite engendrer des réactions vertueuses. On les voit poindre. « À partir de nos erreurs, a dit Jean-Marie Colombani dans une interview à La Vie, il nous faudra fortement entamer une réflexion sur l’exercice de notre métier. » Travaux pratiques : le 16 mars 2003, moins d’un mois après la publication du livre, le journal annonce en première page et titre sur cinq colonnes en page intérieure : « Le Monde s’est trompé dans son enquête sur les comptes d’EDF. » Et ajoute un deuxième article titré sur quatre colonnes : « Nos excuses à nos lecteurs et à François Roussely » (le patron d’EDF). L’histoire de la presse retiendra-t-elle qu’en 2003 l’investigateur investigué ayant appris au moins la modestie, un nouveau nouveau Monde est ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires