Cyril Ramaphosa : un leader né

Meneur syndicaliste puis cadre de l’ANC, il a été l’un des héros de la lutte contre l’apartheid. Aujourd’hui puissant chef d’entreprise, le protégé de Mandela veut donner le pouvoir économique aux Noirs.

Publié le 18 juin 2003 Lecture : 12 minutes.

Cyril Ramaphosa porte la barbe. Depuis qu’il est un homme public, il l’a rarement quittée, comme s’il voulait cacher son âge et durcir son visage poupin. Aujourd’hui, le brillant président-directeur général (PDG) de Johnnic, l’un des plus grands groupes de communication d’Afrique du Sud, a 50 ans. Et s’il est un nouveau venu dans les affaires – il y a seulement huit ans qu’il travaille dans le secteur privé -, il est déjà devenu le symbole du Black Economic Empowerment (politique d’intégration économique des Noirs) et son incontestable leader. En réussissant dans le monde de l’entreprise, il a montré que les Noirs pouvaient assumer les mêmes responsabilités économiques que les Blancs, et voudrait que son exemple soit largement suivi pour qu’enfin la société sud-africaine soit complètement égalitaire.
L’histoire de Ramaphosa n’est pas ordinaire. Avant d’entrer dans le club très fermé des PDG, cet homme imposant mais toujours souriant était déjà un héros. Forcément : quand on a largement participé à la lutte contre l’apartheid, qu’on est le favori des militants de l’African National Congress (ANC) et le « poulain » de Nelson Mandela, il est difficile de passer inaperçu dans un pays dont la conscience collective souffre encore des blessures infligées par le régime raciste. Après avoir largement contribué à rendre les droits politiques aux Noirs, il est temps d’agir sur le terrain et de leur donner le pouvoir économique, estime Ramaphosa. La discrimination n’est plus, passons à la discrimination positive. Son charisme légendaire lui réussit aussi bien en affaires qu’en politique.
Car Cyril Ramaphosa, le « syndicaliste-patron », a toujours été emblématique de l’Afrique du Sud en transition. Il naît le 17 novembre 1952 – jour du soixante-sixième anniversaire de la création de Johannesburg -, dans le township de Soweto, qui deviendra le symbole du combat contre l’apartheid : le bidonville est le théâtre d’une violente répression policière pendant les années soixante-dix et quatre-vingt. Mais il sort rapidement du ghetto pour aller étudier à l’Université – réservée aux Noirs – de Turfloop, à Pietersburg dans le Transvaal, en plein bastion afrikaner. Ses parents se sont battus pour que leur fils puisse quitter le bidonville où son père, lui, est resté comme sergent de police. Dès son arrivée à la fac, Ramaphosa milite à la tête d’organisations étudiantes. Ses qualités de leader ne font déjà aucun doute. À deux reprises, il est arrêté pour avoir mené des manifestations, en tant que secrétaire général de la South African Students Organisation (Saso) : il fera onze mois de prison en 1974 et six mois en 1976, tombant chaque fois sous le coup du Terrorist Act, la loi punissant les opposants au régime de l’apartheid. Ramaphosa n’a jamais caché sa sympathie pour le Black Consciousness – l’Organisation de la conscience noire, célèbre mouvement de Steve Biko -, et le marxisme, même s’il n’a jamais voulu dire s’il a un jour possédé la carte du Parti communiste. Mais c’est lors de son séjour en prison en 1976, qu’il se rend compte que « l’idéologie de la conscience noire tourne en rond ». Il faut trouver un autre moyen de combattre le régime de l’apartheid.
En 1981, le jeune Ramaphosa décroche son diplôme d’avocat. Convaincu que le métier qu’il a choisi est trop individualiste dans un pays où seule l’action collective pourra vaincre le pouvoir en place, il engage immédiatement ses compétences juridiques dans la lutte syndicale. En 1982, il se fait élire à la tête du tout nouveau syndicat des mineurs, le National Union of Mineworkers (NUM), fort de six mille membres. Et révolutionne le secteur des mines, en remportant le défi de former un réel mouvement, avec une main-d’oeuvre pourtant instable, saisonnière et majoritairement étrangère. Jusqu’à cette époque, les syndicats étaient peu influents en Afrique du Sud. En 1984, le NUM a grandi et est officiellement reconnue par les patrons, Ramaphosa devenant leur interlocuteur privilégié. « Il a travaillé comme un fou pendant cette période, se souvient Adrien Duplessis, le directeur de la Chambre patronale des mines à cette époque et donc son principal adversaire. Il traversait le pays, allait de mine en mine pour convaincre les ouvriers, se confrontait aux managers. Il dormait même dans sa voiture ! Qui d’autre aurait pu faire ça à ce moment-là ? » Aujourd’hui encore, Ramaphosa repense à cette période comme la plus importante de sa vie, celle où il a eu l’impression de véritablement changer le quotidien des gens. Son but était de faire tomber le régime raciste, mais aussi de réussir sa vie. « À cette époque, les syndicats étaient la seule manière de s’affirmer en tant que leader pour des gens de couleur », reconnaît Jay Naidoo, compagnon de lutte de Ramaphosa, ancien ministre des Communications de Mandela, aujourd’hui directeur de la Banque de développement d’Afrique australe et autre figure phare de l’empowerment à la sud-africaine. « Nous aurions voulu accéder aux directions d’entreprises ou à des postes de responsabilités au gouvernement. Mais c’était impossible. »
C’est donc en qualité de leader syndical que Cyril Ramaphosa se fait connaître dans tout le pays. En 1987, il lance la plus grande grève de l’histoire sud-africaine et parvient à faire trembler le pouvoir blanc. Il se forge une réputation de négociateur hors pair qui ne l’a toujours pas quitté. « Dans les négociations, il est passionné, argumente avec force, parfois même avec agressivité, raconte Adrien Duplessis. Il donne tout ce qu’il a en lui, il puise au fond de ses ressources. C’est un homme puissant. »
Le chemin est alors tracé pour celui qui fera partie du comité d’accueil très sélect de Nelson Mandela, à sa sortie de prison en février 1990. L’année suivante, il démissionne de son poste au NUM pour être élu secrétaire général de l’ANC. Malgré les rivalités entre les combattants de l’intérieur et les « exilés » du parti, qui se font sentir dès leur retour au pays, Ramaphosa est le numéro deux, après Mandela. Et son élection en 1991 montre que la désorganisation du parti, depuis son retour à la légalité en février 1990, déplaît aux militants. Un vrai négociateur doit prendre les choses en main, même s’il ne fait pas partie du groupe des exilés, alors majoritaires au sein du comité exécutif de l’ANC. Aucun doute : seul un homme de la stature de Ramaphosa peut assumer les lourdes tractations qui vont durer trois ans avec le Parti national (National Party, NP). Non seulement il maîtrise les ficelles de la négociation, mais en plus il a su se faire accepter par les leaders blancs qui méprisent la majorité des cadres de l’ANC. « Je me souviens d’un homme chaleureux, dont j’ai toujours respecté l’intégrité, explique Roelf Meyer, qui dirigeait l’équipe de négociation du NP en face de Ramaphosa, de 1992 à 1994. Nos idées et nos styles étaient différents, mais nous avons réussi à nous entendre. Il donnait toujours la préférence au travail en équipe, respectait son organisation et, surtout, son leader, Nelson Mandela. C’est un homme intelligent, et je savais que je pouvais lui faire confiance dans les négociations. »
Mot après mot, ligne par ligne, Ramaphosa rédige la future Constitution. Pour, quelques jours avant son adoption finale, le 12 avril 1996, claquer la porte au nez des responsables de l’ANC, au premier rang desquels Thabo Mbeki, devenu, depuis 1994, vice-président du parti. Cyril Ramaphosa quitte la politique pour se lancer dans le business et garantir à ses compatriotes noirs l’égalité économique. L’adoption de la Constitution, qui signe la fin du régime de l’apartheid, restera toujours pour lui la date anniversaire de la création de la « nation Arc-en-Ciel », dont il est, selon Mandela, « l’un des principaux architectes ». Et il décide de la laisser vivre sans prendre part à sa concrétisation. La mission de président de l’Assemblée constituante qu’il assume depuis 1994 est remplie, il est temps de passer à autre chose.
Aujourd’hui encore, on s’interroge sur le revirement soudain de Ramaphosa en 1996. Quitter l’ANC alors qu’il semblait promis à un brillant avenir politique à la tête d’une Afrique du Sud juste et démocratique dont il avait toujours rêvé semble étrange. Pourquoi Thabo Mbeki est-t-il devenu très rapidement le candidat de l’ANC à l’élection présidentielle de 1999 pour succéder à Mandela, alors que la place semblait destinée à Ramaphosa ? Certains avancent le jeune âge de Cyril : il n’avait que 47 ans en 1999. D’autres, son origine ethnique venda, une ethnie minoritaire – qui n’est ni celle de Mandela ni celle de Mbeki, qui étaient d’autant plus liés que Govan Mbeki, le père de Thabo, avait, comme Mandela, été condamné, en 1964 à la prison à vie et passé une vingtaine d’années à Robben Island. D’autres évoquent encore la trop grande importance symbolique qu’avaient prise les exilés de l’ANC et leurs contacts avec le reste du monde, et, surtout, la dévotion de Mbeki au parti depuis de longues années, alors que Ramaphosa était un nouveau venu, un transfuge des syndicats. Peut-être même y aurait-il eu une entente secrète entre Mbeki et Ramaphosa : « À vous la politique, à moi le business »… La rivalité entre les deux hommes a toujours été farouche. Et l’un comme l’autre n’ont jamais voulu se partager le pouvoir. En 1994, Ramaphosa avait déjà refusé le poste de ministre des Affaires étrangères que Mandela lui proposait. Mbeki, lui, avait été propulsé vice-président…
Jusque-là, le parcours de Cyril Ramaphosa est un sans-faute. Le début de sa carrière dans les affaires relance un cycle de succès. Le gamin de Soweto habite dorénavant le riche quartier de Sandton. Sa vie privée prend également un nouveau tour lorsqu’il divorce de sa première femme et épouse Tsepho Motsepe, médecin et belle-soeur du ministre des Entreprises publiques Jeff Radebe. Regard perçant et sourire inamovible, l’homme n’a pourtant pas changé depuis qu’il portait le survêtement rouge et noir du syndicat des mineurs. Si la cravate est aujourd’hui de mise, la chaleur qui se dégage de sa poignée de main n’a pas disparu, et la détermination avec laquelle il mène ses affaires ne s’est pas estompée. Même s’il est souvent absent de sa ville natale, à Johannesburg, tout le monde semble connaître « Cyril » personnellement, tant son carnet d’adresses est épais. « La réussite de vos affaires dépend essentiellement de la manière avec laquelle vous gérez vos relations », se plaît-il à répéter. On le croit sans peine.
La réputation et les nombreux contacts de Ramaphosa au sein de l’ANC lui permettent de trouver rapidement un poste dans le privé. Dès août 1996, à la tête du New Africa Investment Limited (Nail), le premier groupe d’affaires noir, créé par Nthato Motlana, l’ancien médecin personnel de Mandela, Ramaphosa parvient à racheter Johnnic, une filiale d’Anglo American, l’un des plus grands groupes miniers du pays. L’opération est délicate, mais lui permet de se propulser à la tête des entrepreneurs noirs, comme emblème du Black Economic Empowerment, une nouvelle stratégie de Mandela pour faire accéder les Noirs aux postes de responsabilité dans les entreprises. Encore une fois, Cyril est « au bon endroit, au bon moment ». Il est nommé PDG de Johnnic et ses affaires fleurissent, même si certains doutent de ses réelles capacités et l’estiment plus efficace en politique. La compagnie de télécommunications MTN, contrôlée par Johnnic et dont Ramaphosa est aussi directeur, est devenue, en quelques années, l’une des plus compétitives sur le continent africain. Présente au Cameroun et en Afrique de l’Est, MTN s’est installée il y a un an au Nigeria et compte aujourd’hui plus d’un million d’utilisateurs dans ce pays. Autre actif de taille : le puissant groupe de presse Times Media Limited.
Les railleries ont commencé à se faire entendre dès les premiers succès dans le monde des affaires. Un ancien syndicaliste devenu patron : la métamorphose est suffisamment rare pour que l’on soupçonne Ramaphosa de n’avoir plus rien à faire du bien-être de ses concitoyens et de se préoccuper uniquement de sa richesse personnelle. Pourtant, Ramaphosa reste populaire, notamment au sein de son ancien parti. En 1997, il arrive en tête des élections au Comité exécutif de l’ANC. En décembre 2002, au dernier congrès du parti, il n’est battu que de deux cents voix par l’actuel ministre des Finances Trevor Manuel, et garde la deuxième place. La fibre politique de Ramaphosa reste vivace. En 1999, au moment de l’élection présidentielle, il sermonne le rédacteur en chef du Financial Mail, journal appartenant à son groupe. Peter Bruce s’était clairement exprimé, dans ses colonnes, en faveur du United Democratic Movement (UDM), parti démocratique blanc de Roelf Meyer. Les remontrances sont sévères, Ramaphosa arguant qu’un journal n’a pas à prendre parti, quel qu’il soit, au moment d’une élection.
Ramaphosa garde son âme de combattant. S’il n’a plus de lourdes responsabilités au sein de l’ANC et si on ne le voit plus haranguer les foules, il dirige quand même la commission sur le Black Economic Empowerment, dont le gouvernement s’inspire largement pour établir sa politique d’équité entre Noirs et Blancs.
En 2000, c’est la communauté internationale qui fait appel au brillant négociateur, les Nations unies le nommant inspecteur du désarmement de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) en Irlande du Nord. Ramaphosa évite de s’exprimer publiquement sur la politique sud-africaine. Mais, de temps à autre, il ne peut s’empêcher de donner son avis sur les faits et gestes de son ancien frère ennemi, aujourd’hui président de la République. « Oui, le VIH provoque le sida, affirme-t-il haut et fort, alors que Thabo Mbeki soutient le contraire et commet la plus grosse erreur de son mandat. Je ne sais pas quel impact les déclarations de Mbeki ont eu à l’étranger, mais je pense qu’il est temps que ce débat touche à sa fin. »
Ses relations avec Mbeki sont tendues, d’autant que Mandela n’apprécie guère son successeur. Selon un de ses proches, le père de la nation Arc-en-Ciel a déjà donné beaucoup d’indices qui montrent qu’il aurait préféré Ramaphosa à Mbeki pour lui succéder. Le choix de Mbeki pour la présidence ne serait pas celui de Mandela, mais celui du parti. Qui est aux côtés de Mandela à sa sortie de prison en février 1990 ? Qui est encore assis à la droite du père, en 1996, sur la photo de famille, après l’adoption de la Constitution ? C’est bien Ramaphosa. Récemment, Mandela lui a bien rendu ce soutien. En avril 2001, alors que certains membres du gouvernement accusaient Ramaphosa et deux autres hommes d’affaires (anciens politiques) de comploter contre Thabo Mbeki, Nelson Mandela est venu à la rescousse. Au moment où la rivalité entre Thabo et Cyril était à son sommet, le premier écrasant l’autre de son pouvoir politique, Mandela a dit ce qu’il pensait tout bas depuis des années. « Cyril Ramaphosa est un homme que je tiens en haute estime. » Sous-entendu : « N’y touchez pas. »
Cyril a toujours affirmé qu’il quittait la politique volontairement et que son combat, dorénavant, serait mené pour l’égalité économique des Blancs et des Noirs en Afrique du Sud. D’ailleurs, depuis quelques mois, c’est devenu aussi le leitmotiv du gouvernement de Thabo Mbeki. Le sens du « momentum » : voilà bien ce qui pourrait caractériser l’homme. Quitter l’arène politique en pleine gloire a valu à Ramaphosa la popularité qu’il conserve encore aujourd’hui, tandis que d’autres s’usent au pouvoir. Si l’échéance de 2004 pour l’élection présidentielle est trop proche pour qu’un autre que Thabo Mbeki soit pressenti comme candidat de l’ANC, celui-ci ne pourra pas se représenter en 2009. Or, à cette heure, personne ne s’est véritablement démarqué comme héritier de Mbeki. La voie est encore libre.
Les spéculations vont bon train sur l’avenir de Ramaphosa. Beaucoup aimeraient le revoir en politique. Ces dernières années, il a répété qu’il ne voulait pas s’exprime sur le sujet. Peut-être ne le sait-il pas lui-même.

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