Chercheurs d’utopie
Les destins parallèles de deux figures du XIX siècle : la militante de la cause ouvrière Flora Tristan et son petit-fils le peintre Paul Gauguin. Par un Mario Vargas Llosa au sommet de son art.
Avec les Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes, Julio Cortázar, Alejo Carpenter et autres Jorge Amado, Mario Vargas Llosa est l’une des figures des lettres latino-américaines. Plus que tout autre auteur d’un continent où l’imaginaire est roi, il a le don de surprendre son public par le choix de ses sujets (voir l’encadré). Dans La Fête au bouc, consacré à Rafael Trujillo, qui fit régner la terreur pendant trois décennies sur Saint-Domingue, il brossait le portrait d’une des plus sanglantes dictatures de l’ère contemporaine. Auparavant, on a pu l’apprécier dans des registres aussi variés que la comédie de moeurs, la farce, le roman intimiste, voire le récit autobiographique dans La Tante Julia et le scribouillard, où il évoque sa passion d’adolescent pour une femme de treize ans son aînée qu’il finit par épouser. L’écrivain péruvien revient cette année en librairie avec un roman à l’architecture particulièrement originale, retraçant le destin parallèle de deux personnages étonnants.
D’un côté, une militante féministe et avocate de la cause ouvrière du début du XIXe siècle, Flora Tristan, qui inspira à Karl Marx l’idée d’une Internationale. Elle mourut en 1844 à Bordeaux, prématurément vieillie, au terme d’une vie de combats, de sacrifices et de souffrances. Non sans avoir laissé des témoignages livresques tels que Pérégrinations d’une paria et Promenades dans Londres (réédités à La Découverte).
De l’autre côté, un homme qui abandonne femme, enfants et une existence de petit-bourgeois – il était employé dans une société boursière – pour vivre pleinement sa passion : la peinture. Afin d’aller jusqu’au bout de son engagement en faveur d’un art renouvelé, il largue les amarres et va s’établir au bout du monde, en Polynésie, puis aux Marquises, où il meurt en 1903. Comme nombre d’artistes géniaux, Paul Gauguin est totalement incompris de ses contemporains. Les marchands font la fine bouche devant ses toiles. Ses proches le prennent pour un cinglé.
Un siècle sépare la naissance de la première et la mort du second. Mais bien des choses les rapprochent. Flora Tristan, d’abord, n’est autre que la grand-mère de Paul Gauguin. Ils ne se sont pas connus, puisque la première est morte quatre ans avant la naissance de son petit-fils, mais tous deux ont vécu sous le signe de la rupture et de l’engagement.
Flora Tristan était la fille naturelle d’un aristocrate péruvien et d’une Française de condition modeste. Las ! Mariano Tristan, son père, diplomate au service de l’Espagne, décède alors qu’elle n’a que 4 ans. Réduite à la misère, sa mère la pousse à se marier avec un artisan graveur auprès duquel elle a été placée en apprentissage. Celui-ci se révélera veule et violent. Il dégoûtera à jamais la jeune femme des hommes – ceci explique peut-être cela. À 30 ans, en 1833, laissant derrière elle ses trois enfants, Flora embarque pour le Pérou où elle espère récupérer sa part de l’héritage paternel.
Elle reviendra de Lima sans le sou mais riche d’une vocation : le combat pour les opprimés. Le Paradis, un peu plus loin, justement, est le récit du tour de France qu’elle accomplit en 1844, année de sa mort, pour prêcher la bonne parole. Ce qui vaut au lecteur de saisissantes descriptions de la condition ouvrière au début de la Révolution industrielle.
Avec Gauguin, c’est l’univers colonial de la France du Pacifique que le même lecteur est amené à découvrir. On sait que le pionnier du fauvisme y était parti chercher des sources d’inspiration plus proches de l’univers primitif qu’il avait déjà tenté de trouver en Bretagne entre 1886 et 1894. En 1895, donc, et après avoir bourlingué aux quatre coins du monde, notamment dans le Pérou de sa grand-mère, il se fixe à Tahiti puis aux Marquises. C’est là qu’il peindra ses plus belles toiles, celles où apparaissent ses célèbres vahinés. Elles lui assureront la gloire, mais une gloire posthume, car il s’éteint en mai 1903, oublié de tous et dans le plus grand dénuement.
Autant que la parenté biologique, c’est la parenté spirituelle qui réunit le peintre et la révolutionnaire. Tous deux appartiennent à cette catégorie d’êtres animés par le désir d’absolu. Tous deux ont fui le confort bourgeois, les certitudes tranquilles d’une famille et d’un emploi pour aller au bout de leur passion. On appelle cela des utopistes.
Ce qui fascine dans ce livre, autant que le récit de deux itinéraires exceptionnels, c’est la technique de l’écrivain. Sa façon de s’introduire dans l’univers des personnages, d’en explorer les moindres recoins, d’aller jusqu’au fond de leur âme pour expliciter le sens de leurs actes. Et quand il approche du but, il les interpelle à la deuxième personne pour mieux mettre à nu leur dessein, appelant l’une « l’Andalouse » et l’autre « Koké », le surnom maori que le peintre s’était lui-même attribué.
Le résultat est d’autant plus convaincant quand il s’agit de Gauguin. Autant la militante semble froide et distante, repliée sur ses certitudes tant elle est pénétrée de sa mission historique, autant le peintre éprouve le besoin de confronter son expérience artistique au jugement de ses proches. Même s’ils ne comprennent pas toujours le sens de son travail. Et pour cause : son ambition n’est-elle pas de dynamiter les styles existants ? Pour trouver une vérité qui n’est pas dans le monde extérieur mais dans notre sensibilité propre, affirme-t-il, « il faut secouer l’homme civilisé que nous sommes et faire sortir le sauvage que nous avons à l’intérieur ».
Gauguin, alcool et drogue aidant, se comportera certes en sauvage, mais au mauvais sens du terme, c’est-à-dire comme un malotru, dans son exil polynésien. Son mode de vie bohème, ses beuveries à répétition scandalisent la société coloniale. Quant aux relations sexuelles qu’il établit avec de jeunes Tahitiennes à peine nubiles, elles lui vaudraient aujourd’hui le tribunal correctionnel.
Encore faut-il faire la part, dans un tel ouvrage, de ce qui relève de la vérité historique et de ce qui naît de l’imagination du narrateur. Lequel a tendance à hausser ses héros au-dessus d’eux-mêmes afin de donner un sens à leur itinéraire personnel. Dans les deux cas présents, il s’agit d’une révolte contre les conventions et l’ordre établi.
C’est qu’en Mario Vargas Llosa, écrivain d’exception, cohabitent deux personnages opposés – ce qu’il reconnaît bien volontiers. Un polémiste ultralibéral qui se répand dans les journaux pour vanter la libre entreprise et la politique des États-Unis. Et, en même temps, un romancier marqué par ses origines marxistes, soucieux de témoigner de la condition des gens du peuple et de leurs luttes contre les injustices. C’est évidemment le second aspect du personnage qui donne toute sa force à une oeuvre chevillée à l’Histoire.
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