Un Bénin plus vrai que nature

Gérard Rondeau ne prend que ce qu’on lui offre et tire le portrait de ceux-là seuls avec lesquels il a préalablement engagé le dialogue. Il ne vole pas : il échange. Ainsi l’Afrique qu’il révèle échappe-t-elle aux archétypes.

Publié le 16 mai 2005 Lecture : 4 minutes.

Qu’est-ce qui distingue habituellement un photographe en action « sur le terrain » de ses congénères ? Ben, dame, son appareil-photo ! Ou plutôt, quand il s’agit d’un professionnel, ces précieuses mallettes de métal molletonnées, bourrées d’objectifs, qui font la joie des porteurs et des douaniers, les sacs pleins de poches que le reporter charrie avec lui, ces panoplies de trépieds, de projecteurs et de boîtiers, ces paquets de pellicules, jadis, ou de disquettes d’ordinateur, aujourd’hui, bref, un matériel sans lequel nul ne se sentirait convenablement équipé pour mener l’assaut contre tout ce qui bouge, humains ou animaux.
L’Afrique, riche de tant de safaris-photos pour être si haute en couleurs et convulsée par tant de drames, est ainsi devenue le théâtre privilégié de ces raids menés caméra au poing par des « chasseurs d’images » étrangers qui mitraillent sans merci les représentations de la violence ou de la misère, de préférence extrême, harcèlent les jolies femmes, dénudées si possible, collectionnent les expressions de visages anonymes – puisqu’ils leur sont inconnus – ou « immortalisent » les tableaux colorés découverts par effraction dans l’intimité des villages et des habitations dont nul ne songe à leur interdire l’entrée.
Là, des habitants conquis par la présence de l’objectif et quelques pièces, quand ce ne sont pas des myriades d’enfants noirs, forcément rieurs, se laissent séduire par un reflet d’eux-mêmes qui leur échappera pourtant à jamais : sitôt que les images convoitées sont « dans la boîte », le photographe disparaît avec son butin. Il en ressort le catalogue convenu d’avance d’un continent fait de stéréotypes que chacun illustre à sa guise dans le registre du charme exotique ou de la scène d’horreur, c’est selon le lieu, les circonstances ou les desiderata de qui aura commandité le reportage.
Si l’on adopte ce schéma – qui n’est, par bonheur, qu’une caricature -, on est en droit de se demander si Gérard Rondeau mérite d’être lui-même qualifié de photographe. Certes, un parcours de plus de vingt années jalonné d’expositions, de livres et de publications tendrait à le faire croire. Mais, pour avoir suivi le travail de Gérard au Bénin, j’atteste que son comportement n’a pas grand-chose en commun avec celui qui n’a pas manqué de me faire honte chez ses confrères, quand je les ai vus « opérer », l’oeil collé à leur viseur comme le « sniper » traquant sa cible dans la lunette de son fusil.
Que ce soit dans les rues de Cotonou et de Porto-Novo, sur les pistes de la Pendjari, devant les façades peintes des palais des rois du Bénin ou dans l’obscurité d’une case Tata Somba, Rondeau s’abstient d’abord de brandir cette caméra qui lui confère son statut. Il voyage à mains nues, en simple curieux. Il ne s’autorisera, plus tard, à photographier que ce qu’il aura préalablement lu, vu, senti, compris. Admiré, souvent. Aimé, aussi. Il ne prend que ce qu’on lui offre et tire le portrait de ceux-là seuls avec qui il a préalablement engagé le dialogue. Bref, il ne vole pas : il échange. Il ne viole pas : il caresse.
Chose surprenante pour un homme qui a construit son métier sur le regard, ce reporter paraît accorder le meilleur de son intérêt aux mots. Ceux des conversations auxquelles il se mêle, des livres et des journaux qu’il accumule au fil de ses déplacements et de ses contacts, ceux, enfin, du carnet dans lequel il note inlassablement les noms, les idées, les anecdotes, les musiques et les parfums de rencontre. Les oeuvres, aussi, grâce auxquelles il ne cesse de nourrir sa connaissance d’un pays qui ne se résume certes jamais pour lui à un simple décor.
Il faut avoir accompagné Rondeau à Porto-Novo dans sa visite jubilatoire de l’atelier du plasticien Romuald Hazoumé, il faut l’avoir entendu commenter sa lecture du dernier roman de Ken Bugul, débattre en toute franchise avec l’écrivain Florent Couao-Zotti (qui préface cet ouvrage) ou plaisanter avec Angélique Kidjo, il faut avoir assisté à l’un de ses tête-à-tête avec la comédienne Florisse Adjonohoun ou l’avoir surpris, posant un oeil interrogatif sur les photographies d’Erick-Christian Ahounou exposées dans son studio, si l’on veut s’expliquer pourquoi l’image qu’il nous en restitue, parmi celles de tant d’artistes, intellectuels et auteurs béninois, est à ce point forte et neuve. Des portraits qui ne sont pas seulement fidèles aux traits de ses « modèles », à leur posture coutumière et à leur silhouette, mais aussi à ce qui sous-tend leur look, les anime dans leur création et que l’ami Gérard a débusqué dans sa patiente approche.
Rondeau ne se risque dans les singularités de chacun, être ou lieu, que parce qu’il a exploré leur berceau partagé : il a contemplé les botchios, ces sculptures taillées dans des branches d’arbres, sentinelles des villages et des quartiers des Fons ; il a senti sous ses pieds la terre chaude d’Abomey, il a respiré les vents de lagune qui courbent les cocotiers, suffoqué dans la poussière levée par l’harmattan ; il a suivi jusqu’à Ouidah la route des esclaves déportés vers le Nouveau Monde et enfourché bravement les zemidjans, ces deux-roues qui enfument les encombrements de la capitale ; partout où il a frémi au son du vaudou, il a respecté ses bannières en s’interdisant d’appuyer sur le déclencheur.
S’il est une nation féconde, s’il est un peuple habité d’histoires, de récits, de chants, de peintures, de sculptures, de pièces et de ballets, c’est bien le Bénin. Rondeau nous le présente comme une vivante évidence, d’un sourire l’autre, d’un geste, un signe, un clin d’oeil, un regard, grâce à l’instantané du petit appareil soudain apparu dans sa paume pour capter, en un éclair, l’émerveillement de la rencontre que lui-même vient de faire.
Comme une confirmation, pour cet homme de culture, d’une culture autre, et fraternelle. Pour ceux qui auront le bonheur de découvrir ce livre, la révélation d’une Afrique inédite, qui échappe enfin aux archétypes…

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