Opération « mains sales »

Après avoir dissous l’armée de Saddam Hussein, les Américains ont enrôlé d’anciens baasistes pour lutter contre l’insurrection. Ces derniers se soucient des conventions de Genève comme de leur premier keffieh !

Publié le 16 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Jusqu’au printemps 2004, la stratégie des militaires américains a été d’assumer l’essentiel de la lutte contre l’insurrection, les Irakiens n’apportant qu’une aide symbolique. La multiplication et l’aggravation des attentats, jointes à l’incapacité des policiers irakiens, trop rapidement et trop mal formés – quand ils ne désertaient pas, ils se faisaient abattre comme des lapins -, les ont convaincus de modifier leurs batteries. Fini les beaux principes (les « mains propres »), l’efficacité passe désormais avant tout. Alors que, six semaines après la chute de Bagdad, la totalité des militaires irakiens, essentiellement des sunnites, avaient été renvoyés dans leurs foyers, les Américains n’hésitent plus à faire appel à des hommes d’expérience, fussent-ils d’anciens baasistes et eussent-ils servi Saddam Hussein.
Au mois de mars, Peter Maass, un journaliste du New York Times, s’est rendu sur le terrain pour tenter de découvrir comment les choses se passent réellement. Il a constaté que le modèle – ou la référence – de l’état-major américain n’est plus le Vietnam, mais… le Salvador, un petit pays d’Amérique centrale où, de 1980 à 1992, un gouvernement de droite soutenu par les États-Unis mena une lutte sans pitié contre une insurrection de gauche. Bilan : plus de 70 000 morts – chiffre considérable dans un pays de 6 millions d’habitants -, pour la plupart des civils victimes de l’armée et des « escadrons de la mort », des tueurs qui pratiquaient la torture comme d’autres respirent. Est-ce vraiment la bonne méthode pour l’Irak ?
L’initiative a été prise en septembre 2004 par Falah al-Naqib, le ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire d’Iyad Allaoui, qui a recruté environ cinq mille anciens membres de la Garde républicaine et de la police de Saddam et leur a donné pour chef le général Adnan Thabit. Ce dernier présentait le double avantage d’être… l’oncle du ministre et d’avoir conservé de nombreux amis dans l’armée et les services de sécurité du dictateur déchu. À n’en pas douter, on pouvait compter sur lui pour faire régner la plus stricte discipline dans les rangs !
Au départ, le général David Petraeus, qui commandait la 10e division aéroportée pendant l’invasion et était revenu en Irak, en juin 2004, pour superviser la formation de la police et des nouvelles troupes, n’était même pas au courant. Mais lorsqu’il a appris l’existence des commandos, il a donné l’ordre de leur remettre toutes les armes, munitions et équipements dont ils pourraient avoir besoin.
Adeptes d’une préparation minutieuse, avec cartes satellites, positionnement au sol par GPS et drones de reconnaissance, les Américains ont été contraints de s’adapter aux méthodes des paramilitaires irakiens, fondées beaucoup moins sur la haute technologie que sur l’instinct, l’improvisation et les opérations coup de poing, au propre et au figuré. Pour aider les soldats à s’acclimater, on leur a distribué ce texte de T.E. Lawrence, l’auteur des Sept Piliers de la sagesse : « Mieux vaut laisser les Arabes faire les choses de façon passable que de chercher la perfection. C’est leur guerre, vous êtes là pour les aider, pas pour la gagner à leur place. »
Début mars, Maass est donc allé à Samarra, à 100 km au nord de Bagdad, au coeur du fameux Triangle sunnite. Il a passé là-bas une semaine avec Adnan Thabit, dont c’est la ville natale, et deux bataillons de commandos.
La grande spécialité de ces derniers, c’est la guerre psychologique. Thabit a fait enregistrer une sorte d’émission de téléréalité intitulée Le Terrorisme face à la justice. On y voit des insurgés – vrais ou faux – avouant leurs forfaits au cours d’interrogatoires plus ou moins musclés. Ils ne se comportent pas le moins du monde en héros, en superpatriotes ou en combattants d’Allah, comme sur certains sites Internet, mais en assassins stipendiés, qui bafouillent et tremblent devant la caméra. Gros succès populaire, selon Maass.
Les commandos spéciaux de la police ont également mené des opérations à Ramadi, à Bagdad et, au mois de novembre, à Mossoul, où la police locale avait fui les commissariats et où les insurgés avaient pris le contrôle des rues. Leur tâche est facilitée par le fait que les insurgés opèrent principalement dans le Triangle sunnite. Les commandos n’utilisent pas d’armes lourdes et foncent dans leurs camions Dodge à 150 km à l’heure dès qu’un attentat ou une agression leur est signalé. À cette allure, même les Humvee de l’armée américaine ont du mal à les suivre !
Le 8 mars, aux côtés du commandant Robert Rooker, un officier d’artillerie basé à Tikrit spécialement détaché pour lui servir d’escorte, Maass a participé à une opération conjointe irako-américaine. Objectif : retrouver un certain Najim al-Takhi, chef présumé d’une cellule d’insurgés, qui habitait une ferme isolée proche de Samarra. Takhi n’était pas chez lui, mais les hommes du commando ont arrêté son fils, un jeune homme d’une vingtaine d’années. « Excellente prise, écrit Maass. Le fils d’un suspect sait généralement où le suspect se cache. Et s’il ne le sait pas, on peut le garder et l’utiliser comme monnaie d’échange pour amener le suspect à se rendre. » À condition de le faire parler.
Les méthodes du chef du commando, raconte notre confrère, sont expéditives. Il a hurlé au jeune homme de se coller contre le mur et aux autres de s’écarter. Puis, à moins de 3 mètres, il a pointé sur lui son AK-47 : « Dis-moi où est ton père ! » « Il est parti ce matin », a fini par répondre le garçon, terrorisé. Le commandant Rooker s’est alors approché et a écarté l’AK-47 de l’Irakien : « Vous êtes un militaire professionnel, lui a-t-il dit. Vous savez et je sais que vous devez abaisser votre arme. »
Les officiers américains sont parfaitement conscients, surtout après ce qui s’est passé à Abou Ghraib, que le fait de menacer de mort un prisonnier est contraire aux conventions de Genève, commente Maass. Par la suite, le lieutenant Andrew Johansen, qui commandait le détachement américain présent sur les lieux, lui fera cette confidence : « Je suis sûr à 99 % que c’était de l’intimidation. Je sais que les Irakiens ont d’autres méthodes que nous pour faire parler les gens et qu’ils n’attachent pas autant d’importance à la vie humaine, mais je ne m’attendais quand même pas à ce que ce type pointe une arme sur un prisonnier. »
« Bizarrement, note Peter Maass, une réputation de sévérité peut se révéler tout aussi efficace que la sévérité elle-même. » Il donne l’exemple d’un notable nommé Cheikh Taha. Celui-ci accordait son soutien à l’insurrection… jusqu’à ce que Thabit et son commando débarquent à Samarra. Il a alors précipitamment tourné casaque et l’a fait savoir aux visiteurs, lors d’une rencontre à la mairie de la ville.
Maass est convaincu que Thabit n’a pas hésité une seconde à menacer son interlocuteur. Celui-ci a-t-il fait acte d’allégeance ? lui a-t-il demandé. Réponse : « Peu importe qu’il soit avec nous ou contre nous. Nous sommes l’autorité. Nous sommes le gouvernement et tout le monde doit coopérer avec nous. Et Taha commence à le faire. »
Le colonel Mark Wald, qui commande à Samarra la 3e brigade d’infanterie, se félicite de la mise en place de cette « solution irakienne ». « L’avantage, explique-t-il, c’est que les Irakiens savent comment la justice était rendue chez eux dans le passé. Ils savent que nous, nous obéissons à des lois et sans doute sont-ils dans le même cas, mais cela n’empêche pas un homme comme Cheikh Taha de craindre la loi du talion : oeil pour oeil, dent pour dent… »
Tout cela pour quel résultat ? Quelque 400 Irakiens sont morts au cours de la première quinzaine du mois de mai, avec un pic de 84 victimes le lundi 9. Deux mois après la tournée de Peter Maass, le rythme des attentats a doublé : 70, au lieu de 30-40 en février. Certains hauts responsables militaires américains sont convaincus que « les insurgés ne pourront pas tenir longtemps à ce rythme », mais le général Stephen Johnson, qui commande les marines en Irak, se montre sensiblement moins optimiste (dans le Herald Tribune du 9 mai). « En l’absence d’une solution politique, explique-t-il, les attentats ne peuvent que continuer. » Jusqu’à quand ? Faudra-t-il attendre douze ans, comme au Salvador ?

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