Les derniers jours du Goush Katif

Créées en 1967 au lendemain de la guerre des Six-Jours, les implantations juives de la bande de Gaza devront être évacuées, sur ordre du gouvernement, dans le courant de l’été. La majorité des colons ont accepté de partir en échange d’une compensation fin

Publié le 16 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Au passage de Kissufim, dans le sud de la bande de Gaza, les blocs de béton rétrécissent l’unique route qui mène aux implantations israéliennes. Voitures, mobylettes et piétons s’arrêtent. Les Palestiniens sont minutieusement fouillés tandis que les autres s’éloignent rapidement, longeant la rangée de barbelés qui s’étire à perte de vue. Un peu partout, des militaires postés sur des miradors montent la garde, fusils à lunette à la main. L’entrée de la colonie juive du Goush Katif ressemble à celle d’un camp retranché.
Durant les heures sombres de la seconde Intifada (2000-2004), quelque 2 500 soldats étaient concentrés dans les parages. Soit un militaire pour trois civils. Mais depuis quelques semaines, à grand renfort d’annonces officielles, le désengagement de l’armée a commencé. À la fin du mois d’août, tous les Israéliens, civils et militaires, devraient être partis, abandonnant la bande de Gaza aux Palestiniens, conformément aux dispositions du plan de paix.
Quelques kilomètres plus loin, à l’intérieur du bloc de colonies, le décor change du tout au tout. D’interminables alignements de maisons pavillonnaires évoquent quelque banlieue paisible. Ce n’est qu’une illusion, bien sûr… Au carrefour principal, une frêle silhouette en jupe longue, toute de noir vêtue. Dina est à l’heure au rendez-vous. Elle sert de caution aux journalistes désireux de visiter le Goush Katif, où les médias ne sont pas vraiment en odeur de sainteté. « Nous voulons que le monde sache ce qui nous arrive, lâche-t-elle. Mais si vous posez des questions irrespectueuses ou si vous insistez trop, nous vous demanderons de partir immédiatement. Plus personne n’acceptera de vous parler. » Le ton est donné.
Les rues sont désertes en ce début de matinée. Seul le cliquetis d’un sécateur rompt timidement le silence. Sur son carré de pelouse impeccable, une femme d’origine française jardine au milieu de saules pleureurs et de parterres de fleurs. Laurence Beziz est arrivée ici il y a plus de trente ans. Seule. Depuis, elle a fondé une famille et créé une exploitation agricole qui emploie quinze personnes. « Il n’y avait ici que des dunes de sable. Aujourd’hui, c’est un petit paradis. Nous avons réussi un véritable miracle », murmure-t-elle. Son mari a construit trois serres dans lesquelles le couple fait pousser des salades, du thym et de la menthe. La production est conditionnée dans une usine voisine. « Personne ne pensait que nous parviendrions à rendre ces terres cultivables. Maintenant que nous exportons dans le monde entier, on nous demande de tout quitter. Pour toute compensation, le gouvernement nous propose 10 % du prix de notre exploitation. »
Comme la plupart des colons propriétaires, Laurence et son époux recevront 350 000 dollars pour leur maison. De mauvaise grâce, elle avoue qu’ils prendront l’argent et partiront avant d’être délogés par l’armée et la police. Pas question d’infliger ce spectacle à leurs enfants. Avec une sorte de nostalgie, elle regarde les restes de trois obus Qassam tombés dans son jardin. Les morceaux de métal sont soigneusement alignés au milieu des fleurs, tels des pièces de musées. « Ce sont des petits souvenirs d’en face », plaisante-t-elle, sans sourire.
Il n’y a pas que dans le jardin de Laurence que la guerre a laissé des traces. En quatre ans, plus de 5 600 roquettes artisanales se seraient abattues, sans faire de victimes, sur la colonie. Les attaques de kamikazes ont fait davantage de dégâts : 94 morts, au total. Sur le bord d’une route sinuant entre deux implantations, les habitants ont dressé un mémorial où trône la photo souvenir d’une mère et de ses quatre enfants abattus à bout portant, il y a deux ans. Avant de partir, les cinq corps seront exhumés, comme beaucoup d’autres. Personne ne souhaite laisser de tombes sur une terre redevenue palestinienne.
En échange de la paix, certains colons sont prêts à négocier leur départ. David Cohen est de ceux-là. Ce jeune responsable d’une exploitation de salades à Shitl Meto est arrivé 2001. En quatre ans, il a appris à connaître ses voisins : « Une bonne moitié des gens d’ici sont disposés à partir. Un quart s’y résigneront à contrecoeur et les autres résisteront. Ils sont peu nombreux, mais très, très motivés », commente-t-il. En rejoignant ses plantations, le jeune homme se prend à rêver : « Moi, je vais rentrer en France, où j’ai grandi, pour me lancer dans la chanson. Quitte à partir, autant risquer une belle aventure… »
D’autres se montrent beaucoup moins conciliants. Paradoxalement, les plus résolus à s’accrocher sont aussi les moins bien logés. À Shirat Hayam (« le chant de la mer »), treize familles vivent depuis trois ans au bord de la Méditerranée, dans des mobile homes rongés par le sel. À l’intérieur, les femmes passent l’essentiel de leur temps à balayer le sable, qui envahit tout. Mère de huit enfants, dont trois déjà mariés, Hannah Picard explique à qui veut l’entendre que les soldats devront la porter jusqu’à leurs camions et la jeter en prison, car elle refusera de s’en aller. « Je ne suis pas violente, mais nous n’avons qu’un pays, qu’on veut nous obliger à rendre, morceau après morceau, s’indigne-t-elle. Ensuite, vous verrez, ils réclameront Jérusalem. Les Palestiniens n’arrêteront jamais car ils veulent notre peau, jusqu’au dernier. » En attendant, Hannah et les siens ne changent rien à leurs habitudes. Les enfants vont à l’école pendant qu’elle prépare la maison pour l’été. Le regard accroché à la ligne d’horizon, elle ressasse sa détermination : « L’évacuation, nous n’en parlons pas, nous n’y pensons même pas. Nous jouons les autruches, et ça n’arrivera pas. » Stratégie mûrement réfléchie ou manifestation de désespoir ? Un peu plus loin, au détour d’une rue commerçante, le propriétaire d’un magasin de jouets a sorti son étal. Une dizaine d’enfants se bousculent devant les piles de pistolets à eau, de ballons et de perruques. Ils préparent la fête de Pourim et le premier jour des vacances de printemps. Les orages à venir semblent tout à coup très loin…
Fusil-mitrailleur en bandoulière, un jeune colon pousse la porte d’une parfumerie pour y retrouver sa femme. La jeune femme raconte qu’ils se sont installés dans les environs après leur mariage, il y a quelques semaines. « Mazeltov », leur lance une cliente, tout sourires. Ces deux-là sont les derniers à avoir rejoint le Goush Katif. Depuis, l’armée bloque les candidats à l’implantation.
Devant le centre administratif de Neveh Dekalim, un groupe de femmes a dressé une tente où, chaque jour, elles font signer une pétition contre le plan de retrait. Elles appellent à la désobéissance civile en espérant un coup de théâtre. « La moitié du pays va nous soutenir. Nous allons vers une crise sans précédent en Israël. Les juifs en ont marre de partir, nous avons brûlé nos valises », clame Celia Goldstein, membre du mouvement de soutien au Goush Katif.
Ces références à l’histoire tragique du peuple juif sont fréquentes dans le discours des colons. Elles servent à justifier leur présence dans la bande de Gaza et ailleurs. Eran Sternberg, le porte-parole du Goush Katif, en use et en abuse. « Je ne dis pas qu’Ariel Sharon soit Hitler, mais il faut bien comprendre que nous ressentons ce retrait comme une nouvelle déportation, lance-t-il, satisfait de sa provocation. Nous allons tout mettre en oeuvre, le plus pacifiquement possible, pour faire échouer les projets de ce gouvernement. »
Dehors, la nuit tombe sur le Goush Katif. Dina m’explique qu’il est temps de partir, me montre du doigt la direction de la sortie, puis disparaît. Symbole de la résistance, l’orange du drapeau des colons se mêle à la lumière dorée du jour finissant. Le soleil paraît descendre des palmiers pour s’enfoncer à reculons dans la mer. Sans le va-et-vient des blindés partant en patrouille de nuit, on se croirait presque dans une carte postale…

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