Le pire et le meilleur

En un quart de siècle, la majorité des entreprises publiques africaines a été cédée à des opérateurs privés, pour la plupart étrangers. Inquiétude sociale, conséquences économiques encore incertaines : le débat reste vif.

Publié le 16 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

Peu de questions économiques suscitent autant de polémiques que les privatisations. Pour leurs promoteurs, c’est le moyen de transformer des sociétés d’État mal gérées, souvent moribondes et budgétivores, en entreprises privées modernes, efficaces et compétitives. « À l’origine, la privatisation apparaissait comme un remède miracle pour réduire les déficits publics tout en mobilisant des fonds privés au service des pays africains », rappelle Serge Michaelof, grand spécialiste de la question à la Banque mondiale, puis à l’Agence française de développement, aujourd’hui consultant. Pour leurs détracteurs, privatiser revient à brader des pans entiers de l’économie nationale et à enlever à l’État son pouvoir de contrôle sur des services publics essentiels, comme la distribution d’eau et d’électricité, ou encore les transports.
Les réactions restent vives, même si les privatisations ne datent pas d’hier. La première vague a eu lieu dans les années 1980. Il s’agissait alors de confier à des capitaux privés des entreprises publiques qui étaient devenues des boulets financiers pour les États. Pour la plupart, ces sociétés avaient été créées au lendemain des indépendances. En l’absence de capitaux privés locaux, l’État était alors considéré comme le « moteur du développement ». Au niveau politique, prendre en main l’avenir économique du pays lui permettait d’asseoir sa souveraineté. Certains pays l’ont clairement revendiqué et l’on a parlé de « zaïrisation », de « marocanisation » et de « sénégalisation ». Vingt ans plus tard, les sociétés d’État représentaient pratiquement un tiers des emplois officiels. « Elles étaient au nombre de 700 au Maroc, 180 au Sénégal, 120 en Côte d’Ivoire », rappelle Bruno Chavane dans une étude de l’Organisation internationale du travail (OIT). Elles étaient aussi devenues de véritables gouffres financiers. Un exemple, parmi tant d’autres : « Entre 1982 et 1986, au Congo, plus de 300 milliards de F CFA ont été injectés par l’État pour renflouer les caisses des entreprises publiques. » Malgré cela, l’Office des postes et télécommunications (ONPT), avec ses 2 500 salariés, devait encore plus de 20 milliards de F CFA aux différentes banques de Brazzaville. En Côte d’Ivoire, le déficit cumulé annuel des entreprises publiques représentait en 1980 environ 12 % du Produit intérieur brut (PIB). Généreuses pourvoyeuses d’emplois, les sociétés d’État ont été un instrument efficace de paix sociale et de répartition de la richesse nationale. Mais cette situation a rendu encore plus douloureuses les premières privatisations, qui ont provoqué d’importantes vagues de licenciements. En Guinée, les premières sociétés privatisées employaient 4 000 personnes au total. Seuls 600 emplois ont été préservés.
Au début des années 1990, l’intervention de plus en plus marquée des organisations financières internationales issues des accords de Bretton Woods, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, pousse les pays en développement à mettre en place des politiques d’« ajustement structurel » : la réduction de la dette extérieure passe par la diminution des dépenses publiques. Les privatisations sont au coeur du dispositif. Les deux tiers des prêts internationaux accordés pour soutenir l’effort d’ajustement structurel sont conditionnés à la réforme des entreprises d’État. Résultat, entre 1990 et 2000, près de 3 000 d’entre elles passent aux mains du privé sur le continent, soit une moyenne de six privatisations par an et par pays. Mais les gains que les États en ont tirés restent modestes : 8,8 milliards de dollars à fin 2002 pour l’Afrique subsaharienne, à comparer à 46 milliards de dollars dans les pays d’Europe de l’Est et 177 milliards en Amérique latine.
À ce constat désagréable s’en ajoute un autre, qui concerne la nationalité des repreneurs. Si l’on considère les grands services publics comme l’eau, l’électricité, les télécommunications ou encore les chemins de fer, on constate que ce sont toujours les mêmes grandes entreprises, majoritairement européennes, qui gèrent aujourd’hui les anciennes entreprises d’État. Les groupes français se sont taillé la part du lion dans les pays de la zone franc tandis que les Britanniques sont très présents en Afrique anglophone et que les Portugais s’imposent dans les ex-colonies du Portugal. Cette tendance est particulièrement nette dans la distribution de l’eau : sur un total de 17 opérations de privatisation réalisées sur le continent, 13 ont été conclues avec trois grandes sociétés françaises, Saur, Vivendi et Suez, qui se partagent pratiquement en exclusivité l’Afrique francophone et sont également présentes en Afrique du Sud, en Ouganda et en Zambie. Deux marchés ont été conclus avec BiWater (Grande-Bretagne) et deux autres avec Aguas de Portugal (Portugal). Pour l’électricité, c’est souvent la Saur (filiale de Bouygues) qui s’impose, la plupart du temps en association avec EDF. Le principal outsider est le canadien Hydro-Québec. Quant aux Américains, leur unique contrat, obtenu par AES-Sirocco avec la Société nationale d’électricité du Cameroun (Sonel), a connu bien des rebondissements.
Dans les télécommunications, le paysage est plus contrasté. Aux côtés de France Télécom, Portugal Telecom ou le britannique Vodafone figurent des sociétés asiatiques et africaines. Telecom Malaysia a remporté la mise en Afrique du Sud, au Ghana et en Guinée (des participations revendues depuis), tandis que la ZTE Corp. chinoise a obtenu le marché de la téléphonie du Niger. MTN, d’Afrique du Sud, s’est imposé dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, dont le Cameroun. Mais dans les transports, peu de réseaux de chemin de fer au sud du Sahara ont échappé au groupe français Bolloré. Après avoir raflé les lignes Abidjan-Ouagadougou, Douala-Yaoundé-Ngaoundéré et le réseau ferré du nord de Madagascar, il a soumissionné pour le Chemin de fer Congo-Océan (CFCO). Quant à la liaison Dakar-Bamako, c’est le groupement franco-canadien Transrail qui a obtenu fin 2003 un contrat de vingt-cinq ans pour l’exploitation et la gestion de la ligne.
Si certains n’hésitent pas à parler de recolonisation, le président malien Amadou Toumani Touré résume un sentiment d’insatisfaction encore plus largement partagé en Afrique. En tournée à Kayes en mars dernier, à propos de la cession de la voie ferrée Dakar-Bamako, il a déclaré : « Ce n’est pas une fierté pour nous d’avoir accepté cette concession, cela ne peut d’ailleurs être une fierté pour aucun Malien… Ayant été incapables de gérer, d’autres le font à notre place. Mais eux, ils veulent le profit, alors que nous, nous voulons le social. » Hier, géré par les gouvernements du Mali et du Sénégal, le chemin de fer marchait mal. Aujourd’hui, privatisé, il fonctionne mieux, mais pour le rentabiliser la société Transrail privilégie le fret et les gros clients, grandes entreprises étrangères pour la plupart, au détriment des besoins des commerçants maliens et surtout des voyageurs.

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