L’Amérique peut-elle tout perdre ?

Une victoire militaire des forces de la coalition paraît, à brève échéance, exclue. Plus grave, l’administration Bush n’est peut-être pas à l’abri d’un désastre stratégique d’envergure.

Publié le 16 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Un détachement de mille marines américains appuyés par des hélicoptères et des chasseurs a lancé, le 7 mai, une vaste opération – la plus importante depuis plusieurs mois – dans la province d’Anbar, au nord-ouest de l’Irak, près de la frontière syrienne, contre des djihadistes étrangers et leurs « planques ».
Le principal objectif semble être la ville d’Oubaydi et une série de villages situés sur la rive gauche de l’Euphrate, auxquels on a fait subir le sort de Fallouja : frappes aériennes et tirs de chars contre les quartiers résidentiels, suivis d’un ratissage méthodique, maison par maison, pour faire sortir les « rebelles » des ruines. Aucune estimation, pour l’instant, des pertes civiles irakiennes…
La justification théorique de l’opération est que des combattants étrangers avec leurs armes, leurs explosifs et leur argent continuent de s’infiltrer à travers cette « passoire » que constitue la frontière syrienne. En d’autres termes, que la Syrie constitue une « base arrière » pour l’insurrection.
Le problème est que cette théorie est à peu près sans fondement. Vivant dans la hantise d’une attaque américaine, la Syrie a fait tout ce qu’elle a pu pour fermer sa frontière avec l’Irak. L’insurrection semble être en outre une entreprise très majoritairement irakienne, dont les principaux acteurs sont des officiers sunnites, ex-membres des forces armées et de la garde prétorienne de Saddam Hussein, des activistes du parti Baas et de petits groupes radicaux islamistes, tel celui du très sanguinaire Abou Moussab al-Zarqaoui. La participation de combattants étrangers, qui se compteraient par dizaines plutôt que par milliers, semble marginale. Parmi les rebelles capturés lors de la bataille de Fallouja, 6 % seulement étaient étrangers. Comme à Fallouja, les combattants d’Oubaydi et des villages environnants étaient des professionnels bien entraînés et déterminés – manifestement d’anciens militaires – qui se sont fondus dans le désert devant la puissance de feu supérieure des Américains. L’hypothèse la plus probable est que les insurgés avaient été prévenus de l’attaque américaine, ce qui donnerait à penser que certains membres des nouvelles forces armées irakiennes entraînées par les États-Unis pourraient avoir des contacts avec les rebelles.
La conclusion de la plupart des experts militaires, qu’ils soient américains, européens ou israéliens, est qu’une victoire militaire américaine rapide en Irak est exclue. Une source britannique bien informée estime qu’il faudra aux Américains au moins cinq ans pour former une armée irakienne capable de venir à bout des insurgés. Efraïm Halévy, l’ancien chef du Mossad, est même convaincu qu’ils seront contraints de maintenir une forte présence militaire en Irak et dans la région pendant au moins dix ans.
Combien de temps l’opinion américaine supportera-t-elle la charge d’un tel fardeau ? La guerre est fort coûteuse et de plus en plus impopulaire. Les pertes militaires se rapprochent inexorablement de la barre des 1 700 tués, avec peut-être dix fois plus de blessés. De son côté, le Congrès a alloué à l’effort de guerre un supplément budgétaire de 82 milliards de dollars, ce qui porte le total à plus de 250 milliards de dollars.
En dépit de cet effort colossal, l’issue de l’aventure irakienne n’est toujours pas évidente. Les deux termes de l’alternative – rester en Irak dans l’espoir d’une hypothétique victoire, ou arrêter les frais et s’en aller – présentent des risques considérables. Pendant ce temps-là, la coalition s’effrite. Les Bulgares et les Italiens se retireront dans les mois à venir. Ils seront sans doute suivis, l’année prochaine, par les Japonais et les Britanniques. Lors des législatives du 5 mai, l’électorat britannique a clairement fait savoir au Premier ministre Tony Blair qu’il était opposé à la guerre et souhaitait le retour rapide des soldats.
Il n’est nullement exagéré d’affirmer que les États-Unis ne sont pas à l’abri d’un désastre stratégique en Irak. L’armée est à la limite de ses possibilités. Le recrutement se tarit, les stocks d’armes s’épuisent (y compris les munitions à téléguidage de précision), et les 140 000 hommes maintenus sur le terrain ne suffisent pas à y garantir la sécurité. Et pourtant, d’assez nombreux responsables restent convaincus de la capacité de l’Amérique à mener ailleurs une autre guerre, si la nécessité s’en présentait.
Par-dessus tout, il y a la question vitale de la réputation et de la crédibilité de l’Amérique. De ce point de vue, la destruction de l’Irak – pays qui ne représentait aucune menace pour les États-Unis -, s’ajoutant aux scandales de Guantánamo et d’Abou Ghraib, a été extrêmement préjudiciable.
La seule manière pour les États-Unis de réparer les dégâts et de recouvrer une certaine crédibilité serait de contraindre Israël à permettre l’émergence d’un État palestinien viable et indépendant en Cisjordanie et à Gaza. Le monde arabo-musulman applaudirait des deux mains ! Le président George W. Bush dit et répète qu’il est favorable à la solution des deux États, mais, jusqu’à présent, il s’est davantage comporté comme le « caniche » du Premier ministre Ariel Sharon que comme le chef de l’unique superpuissance.
Le paradoxe est que si, par miracle, Bush finissait par faire preuve d’autorité avec Israël, le résultat serait exactement à l’opposé de ce que les néoconservateurs pro-israéliens de Washington avaient planifié lorsqu’ils faisaient campagne pour la guerre en Irak. Hostiles à l’idée même d’un État palestinien, ils rêvaient d’un Israël exerçant une domination sans partage sur un monde arabe vaincu et imposant ses conditions aux malheureux Palestiniens.
Autre paradoxe saisissant des guerres américaines : en chassant les talibans d’Afghanistan et Saddam Hussein d’Irak – deux ennemis acharnés de l’Iran -, les États-Unis ont rendu un immense service aux mollahs de Téhéran. Volontairement ou non, ils ont mis en place à Bagdad un gouvernement à majorité chiite. Ce qui n’empêche pas l’Amérique et la République islamique chiite d’Iran d’échanger régulièrement menaces et insultes. Telles sont les conséquences imprévisibles de la guerre !
De son côté, l’insurrection irakienne ne montre aucun signe de faiblesse. Elle semble disposer d’un réservoir quasi inépuisable de combattants armés et de kamikazes. Dès que les forces américaines s’exposent, elles sont attaquées. En de nombreux endroits, l’insécurité est totale, pour le grand malheur de la population. Les fusillades et les explosions de voitures piégées font quotidiennement des ravages. Plus de 400 personnes ont été tuées au cours des quinze derniers jours. Le chiffre est approximatif parce que nul n’a eu le temps de les compter. Les oléoducs sont régulièrement sabotés, ruinant les espoirs de Ibrahim Bahr al-Ouloum, le nouveau ministre du Pétrole, de retrouver le niveau de production d’avant-guerre.
Les prises d’otages continuent sans faiblir. Des Français, des Roumains, des Australiens et des Japonais sont actuellement entre les mains de groupes obscurs, de même que de nombreux Irakiens, parmi lesquels, semble-t-il, le gouverneur d’Anbar, que ses ravisseurs souhaitent apparemment échanger contre l’évacuation de la province par les Américains.
Derrière les barricades, les barbelés et les formidables défenses de la Zone verte, dans le centre de Bagdad, le Premier ministre Ibrahim al-Jaafari a enfin achevé de constituer son gouvernement. Il a fallu pour cela plus de trois mois de chamailleries entre les diverses factions chiites et les Kurdes. Les sunnites, sous-représentés, ne cachent pas leur mauvaise humeur.
Le nouveau gouvernement a prêté serment, mais les États-Unis gardent la main sur tous les leviers de commande, notamment l’armée, la police et les services de renseignements qui se mettent peu à peu en place.
Une commission de cinquante-cinq membres a été chargée de rédiger une Constitution pour la mi-août, ce qui ne sera pas une mince affaire compte tenu des désaccords qui subsistent entre les divers groupes ethniques et religieux. De nouvelles élections devraient avoir lieu avant la fin de l’année. Ces échéances seront-elles respectées ? Ou bien la situation sécuritaire restera-t-elle à ce point incertaine que les ministres et les députés continueront de se préoccuper davantage de leur propre survie que de l’avenir du pays ?
Seule certitude : l’intervention américaine a exacerbé les antagonismes ethniques et religieux en Irak, préparant la voie à une guerre civile – certains soutiennent qu’elle a déjà commencé – ou à un démembrement de fait. L’idée d’un Irak démocratique, uni et fort, capable de jouer pleinement son rôle dans la famille arabe et de servir de modèle aux autres, reste une chimère.

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