Grandes manuvres

Il s’agit maintenant de céder au privé des joyaux ou des entreprises stratégiques en raison de leurs missions d’utilité publique. Nouveaux partenaires, autres méthodes, les leçons du passé ont porté leurs fruits.

Publié le 16 mai 2005 Lecture : 11 minutes.

En près de vingt-cinq ans, des pans entiers des économies africaines sont passés aux mains de capitaux privés, pour la plupart étrangers. Pour l’essentiel, ce sont les entreprises du secteur concurrentiel qui ont été privatisées les premières. Fin 2002, les transactions en Afrique subsaharienne dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie, du BTP, du commerce et du tourisme représentaient 70 % du total des privatisations. Toujours au sud du Sahara, il reste environ 300 entreprises à privatiser par rapport aux quelque 2 600 qui le sont déjà. Dans l’ensemble, il s’agit de sociétés jugées stratégiques par leurs actuels propriétaires. Certaines sont vitales pour l’économie du pays, comme Sonatrach en Algérie, d’autres ont force de symbole social, comme la CDC au Cameroun. D’autres, enfin, assurent des missions de service public et la satisfaction de besoins essentiels (eau, électricité, téléphone, transports collectifs). La pression des bailleurs de fonds ne se relâche pas face aux résistances. Si les États cèdent progressivement pour ne pas se couper les robinets de l’aide internationale, la méfiance reste grande : « Haute tension autour de l’électricité », titrait en mars dernier le journal malien Les Échos pour évoquer la crise ouverte entre l’État et la société Énergie du Mali (EDM), concessionnaire de la gestion de l’eau et de l’électricité détenue majoritairement par la Saur, filiale du groupe français Bouygues. Toutefois de nouveaux schémas voient le jour, qui font intervenir de nouvelles sources de financement, dont certaines africaines. En voici plusieurs exemples, autant de symboles de ces privatisations de nouvelle génération.

Maroc
Nouvelles ambitions dans les transports
« L’année 2005 sera l’année du renouveau du rail. De mémoire de cheminot, on n’a jamais vu autant de projets », déclarait fin 2004 Mohamed Rabie Khlie, directeur général de l’Office national des chemins de fer marocain (ONCF). Dans le cadre de sa prochaine transformation en société anonyme, préalable à sa future privatisation, l’ONCF – rebaptisée Société marocaine des chemins de fer (SMCF) – a annoncé qu’elle compte investir, d’ici à 2010, près de 17 milliards de dirhams (environ 1,6 milliard d’euros) dans d’ambitieux programmes : extension des infrastructures, réfection des voies, construction et modernisation des gares, augmentation de la fréquence des trains pour faire face à la demande croissante du trafic fret et voyageurs… L’Office ambitionne en effet, sur la même période, de doubler le nombre de passagers (qui passerait de 16 à 30 millions) et d’atteindre le seuil des 10 millions de tonnes de marchandises transportées. Le ministre marocain des Transports, Karim Ghellab, a même annoncé qu’un projet de train à grande vitesse était sérieusement à l’étude. Il devrait relier trois des principales villes du royaume, Casablanca, Marrakech et Agadir, et être mis en service dans la décennie à venir. Montant de l’investissement : 2,5 milliards d’euros.
La future SMCF, dont le capital sera intégralement détenu par l’État, se prépare ainsi à relever les défis de la libéralisation du secteur des transports et l’arrivée de nouveaux opérateurs concurrents sur le marché. Chronique d’une privatisation annoncée ? Tout porte à le croire. Abdelaziz Talbi, directeur des entreprises publiques et de la privatisation au ministère des Finances, a expliqué que la transformation des établissements publics en sociétés anonymes vise à préparer les nouvelles entités à l’ouverture de capital. Le gouvernement, pour sa part, se félicite des retombées positives du processus de privatisation dans le pays : il a drainé des investissements directs extérieurs considérables, en particulier vers les secteurs de l’industrie et des télécommunications, et dynamisé le marché financier. En témoigne la croissance soutenue de la capitalisation de la Bourse de Casablanca.
Plusieurs opérations de privatisations ont en effet été menées avec succès, engendrant des montants de transaction records : acquisition de 51 % du capital de Maroc Telecom par Vivendi Universal (35,75 milliards de dirhams), 38 % de la Société marocaine de construction automobile (Somaca) par Renault, 80 % de la Régie des tabacs par Altadis (14,08 milliards de dirhams), etc. Ce processus se poursuivra en 2005 avec la privatisation annoncée de la Compagnie marocaine de navigation (Comanav), de l’Office d’exploitation des ports (Odep), ainsi que de plusieurs autres grands établissements. La stratégie de libéralisation se poursuit de plus belle puisque Renault a annoncé, le 24 avril dernier, sa décision de porter à 54 % sa participation dans la Somaca. Les privatisations vont-elles s’étendre à l’ensemble des entreprises publiques sans exception, ou bien l’État choisira-t-il de garder le contrôle des secteurs les plus stratégiques ?

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Algérie
Touche pas à ma Sonatrach !
C’est non. « Sonatrach ne sera pas privatisée », a insisté Chakib Khelil, ministre algérien de l’Énergie et des Mines le 20 mars dernier, jour de l’adoption de la loi sur les hydrocarbures par l’Assemblée nationale populaire. C’est le même homme qui, fin janvier 2000, annonçait que la société nationale des hydrocarbures, Sonatrach, pourrait « vendre une partie de ses actions » afin de « développer ses activités internationales ». Lancée au beau milieu d’un ambitieux programme de privatisations visant tous les holdings publics algériens, cette déclaration a soulevé un tollé général. Les pouvoirs publics se sont attiré les foudres de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) et des 100 000 adhérents du puissant syndicat des pétroliers, mais aussi celles des principaux partis politiques, y compris le FLN, membre de la majorité présidentielle. L’ambitieux programme de cession des holdings publics a été rangé dans des tiroirs dont il n’est toujours pas ressorti. Quand le projet de loi sur les hydrocarbures revient à l’ordre du jour en octobre 2002, avant d’être gelé un peu plus tard dans la perspective des élections de 2004, il n’est plus du tout question de privatiser Sonatrach.
À la différence des avant-projets, le texte voté en mars 2005 ne prévoit pas la transformation de Sonatrach en société par actions. Mais il la place en situation de concurrence pour ce qui concerne l’exploitation et la production de pétrole et de gaz. Les entreprises étrangères, soumises jusque-là au partage de la production en cas de découverte d’hydrocarbures – 51 % du gisement revenant de droit à Sonatrach – pourront désormais bénéficier de concessions attribuées par l’État à travers deux agences publiques. Quand on sait que le pétrole et le gaz procurent près de 95 % des recettes du pays, la nuance est d’importance : les équilibres macroéconomiques nationaux sont menacés. Pour les autorités, la loi sur les hydrocarbures comprend un volet fiscal capable de collecter des recettes pétrolières aujourd’hui inexistantes. En d’autres termes, l’exploitation des richesses du sous-sol algérien passe à la vitesse supérieure, à un rythme que Sonatrach seule, même avec l’aide des deniers publics, ne pouvait assurer. Mais les syndicats restent sur le qui-vive. Sonatrach, 12e compagnie pétrolière au monde, reste convoitée. Ils sont nombreux à penser que l’application du contrat d’association avec l’Union européenne (UE) et la future adhésion du pays à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) nécessiteront d’ouvrir encore plus le secteur des hydrocarbures à la concurrence.

Mali-Burkina
L’Aga Khan, nouveau roi des airs
« Nous comptons transporter 90 000 passagers au cours de notre premier exercice et environ 125 000 sur les douze mois suivants. » Ferid Nandjee, responsable du Réseau Aga Khan de développement au Mali, ne manque pas d’ambition. Après une année de négociations difficiles et incertaines, l’État malien et le groupe Aga Khan ont trouvé un accord pour le lancement de la Compagnie aérienne du Mali (CAM), appelée à succéder à Air Mali SA, mise en liquidation judiciaire en avril 2003. Le 16 février, le Conseil des ministres a ainsi approuvé la création du transporteur, dont le capital de 3 milliards de F CFA sera détenu à 51 % par l’Aga Khan, à 20 % par l’État malien et à 29 % par des investisseurs privés locaux. Les premiers vols domestiques entre Bamako et les métropoles régionales (Kayes, Tombouctou, Mopti, Gao) sont programmés pour le mois juin. Les vols intercontinentaux devraient débuter dans la foulée sur un Airbus A-319 et les liaisons transafricaines au plus tard en septembre.
Le groupe Aga Khan, par l’intermédiaire du Fonds Aga Khan pour le développement économique (Akfed) et d’Industrial Promotion Service (IPS), basé à Abidjan, prend donc un peu plus pied dans le transport aérien en Afrique de l’Ouest. Son entrée dans la filière remonte au mois de mai 2001 avec la reprise en main d’Air Burkina. Quatre ans après, la situation financière de la compagnie est redressée et les projets ne manquent pas, même si les résultats de l’année 2004 ont été moins bons que ceux de 2003. « Nous avons accueilli 98 000 passagers sur nos vols la saison dernière, soit 6 000 de moins qu’en 2003. Le taux de remplissage a été de 65 % au lieu de 76 % auparavant. Nous subissons de plein fouet la crise ivoirienne, qui se traduit par une baisse de 22 % de toutes nos liaisons avec ce pays », explique Mohamed Ghelala, directeur général d’Air Burkina. Le transporteur assure actuellement une vingtaine de liaisons par semaine avec les pays voisins. Les statistiques de la compagnie ont également été pénalisées par le démarrage en novembre 2004 de deux vols hebdomadaires vers Paris sur Airbus A-319. « Le taux de remplissage des premiers vols a été très faible, mais les choses vont beaucoup mieux. Une troisième liaison hebdomadaire devrait voir le jour en juin 2005 », ajoute Ghelala.
Le groupe ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : il étudie déjà la possibilité de s’installer au Tchad et au Niger, et peaufine sa stratégie d’alliance régionale. « Il est beaucoup plus rentable de former des partenariats avec d’autres compagnies nationales pour remplir les avions », insiste Ghelala. Une stratégie qui fonctionne déjà bien avec Air Ivoire. Les avions des deux compagnies volent sous un même pavillon – « Celestair » – pour les liaisons avec l’Europe. À court terme, le groupe Aga Khan souhaite également mettre en place une centrale d’achat pour le carburant, la maintenance et la formation des agents. Ayant constaté le développement des voyages des hommes d’affaires africains vers Dubaï, les responsables du secteur aérien du groupe réfléchissent également à la mise en place d’une liaison vers cet émirat arabe.

Sénégal
Sonacos : un si long feuilleton
Pas moins de dix ans ont été nécessaires pour céder l’entreprise phare de la filière arachide, en proie à des déficits chroniques. L’État a dû mettre la main à la poche.
Le 7 avril dernier, le capital de la Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal (Sonacos) définitivement a changé de main. Enfin ! pourrait-on dire : par deux fois auparavant, des négociations avec d’autres repreneurs potentiels avaient échoué, la première tentative de privatisation remontant à 1995. La Sonacos assure la collecte, la transformation et la commercialisation de l’arachide, une filière qui fait vivre près de 4 millions de paysans. L’État a cédé 66,9 % du capital au groupe français de négoce de denrées alimentaires Advens, associé pour l’occasion au groupe cotonnier français Dagris et à l’industriel belge De Smet. « Les négociations ont duré deux ans, mais il y avait de part et d’autre une réelle volonté d’aboutir, confie Jean-Jacques Château, qui a dirigé l’opération chez Advens. « L’État a fait de gros efforts. Avant de lancer ce processus, il a assaini la situation financière de l’entreprise, qui était désastreuse », ajoute-t-il. Au total, ce sont 70 milliards de F CFA (106 millions d’euros) de pertes et autres déficits accumulés par la Sonacos jusqu’en 2001 qui ont été pris en charge par l’État. Le prix des semences continuera par ailleurs de bénéficier de subventions publiques dans le but que les agriculteurs les paient au même prix qu’avant, soit 100 F CFA le kilo alors que le prix de revient est de 225 F CFA. Sans de telles remises en ordre, l’affaire n’aurait jamais été conclue. Au plan social, l’État s’était par ailleurs engagé vis-à-vis des syndicats à négocier un plan de départ volontaire dont le coût sera financé à travers des prêts du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Le consortium repreneur, quant à lui, a accepté de maintenir en poste tous les salariés qui le souhaitent. À ceux qui l’interrogent sur l’intérêt que peut présenter l’acquisition d’une entreprise sénégalaise souffrant d’un déficit apparemment chronique, Jean-Jacques Château répond : « Nous sommes persuadés que cette filière sénégalaise peut devenir rentable moyennant une bonne organisation des différents acteurs et une politique volontariste de promotion de l’huile d’arachide, pour le moment très décriée en Europe. » Et d’ajouter qu’« Advens souhaitait depuis longtemps disposer d’une raffinerie en Afrique, au plus près des marchés africains où la société est active depuis de nombreuses années ».

Cameroun
La CDC dans l’expectative
Annoncée il y a plus de dix ans, la privatisation de la Cameroon Development Corporation (CDC) traîne en longueur. Il est vrai qu’avec ses 13 000 employés, la première entreprise agro-industrielle du pays constitue un enjeu majeur. Situées sur les contreforts du mont Cameroun, dans la province du Sud-Ouest, ses terres bénéficient d’un climat frais en altitude et chaud près de la côte. Bref, un environnement privilégié où, avec un peu d’efforts, on peut tout faire pousser. Dans cette zone « où l’on ne meurt jamais de faim », on exploite la banane, l’hévéa ou le thé pour l’exportation. Conséquence, les conglomérats agro-industriels occupent un cinquième de la superficie et quasiment un tiers des terres cultivables. Et la CDC, créée par les Anglais en 1947, est la première d’entre elles. Aussi son démantèlement programmé suscite-t-il bien des inquiétudes.
Engagé en 1998, le processus de privatisation de la compagnie semble laborieux. Après avoir choisi de céder séparément ses quatre branches (banane, thé, hévéa, huile de palme), le gouvernement a réussi en octobre 2002 à vendre la filière thé au groupe sud-africain Brobon Finex, qui a créé la Corporation Tea Estates (CTE). C’est à ce jour la seule branche privatisée. Depuis, les projets concernant les trois autres filières ont peu progressé. Dernier épisode, en mai 2004, le gouvernement a publié un avis de manifestation d’intérêt pour un consultant ou une banque d’affaires qui pourrait l’assister dans le processus. Avec une production de 22 000 tonnes de latex, de 21 000 tonnes d’huile de palme et de 4 500 tonnes de palmistes, pour un chiffre d’affaires de 25 millions d’euros en 2003 (hors banane, filière qui rapporte deux fois plus), la CDC est rentable. Toutefois, elle demeure une entreprise « sociale ». Outre l’exploitation des ressources naturelles du Cameroun, elle doit aussi faire vivre sa population. Écoles, dispensaires, logement : la compagnie assure à ses employés des services sociaux indispensables. Difficile d’imposer une telle mission à un repreneur privé.
Hormis les avantages sociaux qu’ils risquent de perdre, de nombreux salariés voient d’un mauvais oeil leurs terres passer dans les mains d’une entreprise privée. Lors de la cession de la filière thé à la CTE, le Bakweri Land Claims Committee a été jusqu’à saisir la Cour africaine des droits de l’homme pour revendiquer ses droits sur les terres ancestrales de l’ethnie bakwerie, selon lui concédées à la CTE par l’État alors que les terres ne lui appartenaient pas. Tant que l’État exploitait leurs terres et leur offrait en même temps l’emploi et les avantages sociaux, aucun problème. Au jour de la privatisation, même si les terres ne sont que « concédées » par un bail emphytéotique (d’une durée allant jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans), les populations locales craignent d’en faire les frais. Ces atermoiements ont au moins une conséquence néfaste : depuis plusieurs années, le feuilleton de la privatisation de la CDC freine les investissements. Ce qui risque de réduire à terme sa compétitivité.

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