Pour l’instant, ça va…

Trois mois après le choc des attentats islamistes déjoués – de justesse -, radioscopie d’un pays en proie au doute.

Publié le 16 avril 2007 Lecture : 7 minutes.

Khamsoun, la pièce de théâtre de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, qui raconte l’histoire d’une enseignante et néanmoins kamikaze qui se fait exploser au milieu de sa classe dans une banlieue de Tunis (voir aussi p. 93), avait été écrite avant. Avant les événements de décembre 2006-janvier 2007, quand la police et l’armée ont démantelé, au prix de violents combats, une cellule de djihadistes affiliée à al-Qaïda. Celle-ci était partiellement composée de vétérans des maquis algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) qui avaient trouvé refuge entre Hammam-Lif et Soliman, au sud de la capitale.
Jouée début avril au Théâtre municipal de Tunis (après y avoir été une première fois présentée en janvier-février), la pièce offre de troublantes résonances avec l’actualité. Sensible au parfum de liberté qui flottait dans l’air, le public, qui n’ignorait rien des démêlés des metteurs en scène avec la censure, est reparti enthousiasmé. « C’est dommage qu’il ait fallu attendre que l’uvre soit jouée à Paris, dans le reste de l’Europe et jusqu’au Japon. Mais le fait que nous ayons pu la voir est déjà un sacré progrès », se félicitait une jeune spectatrice à l’issue de la représentation.
Parler d’ouverture serait toutefois exagéré. Disons qu’un léger frémissement est perceptible Surtout de la part des artistes, résolus à prendre un peu plus leurs responsabilités et à aborder certains des problèmes de l’heure sans trop de faux-fuyants. C’est notamment le cas du cinéaste Nouri Bouzid, auteur du remarqué – et très piraté – Making off, qui traite lui aussi des dérives de l’islamisme radical. Mais certains journalistes ne sont pas en reste, notamment à la radio, où ils s’efforcent d’accorder une place plus importante ?aux débats « de société » (murs, rôle de la femme, etc.).
Sur le terrain politique, en revanche, l’unanimisme reste la règle. Les appels à une nouvelle candidature du président Zine el-Abidine Ben Ali (en 2009) sont par exemple abondamment relayés par la presse depuis l’été 2006. Pourtant, quelques signaux encourageants ont été reçus cinq sur cinq par la société civile. Un nouvel hebdomadaire indépendant et un nouveau syndicat ont ainsi failli voir le jour, au début de l’année. « Les jeux ne sont pas encore faits, estime un observateur. Peut-être l’un et l’autre finiront-ils par être autorisés On sent une hésitation sur la conduite à tenir, comme si deux forces antagonistes cohabitaient au sein des cercles dirigeants, la première favorable à une libéralisation accrue du système, la seconde, plus conservatrice, souhaitant le statu quo. »
Les partenaires occidentaux de la Tunisie, à commencer par les Américains, aimeraient assurément que la première finisse par prévaloir. Mais peuvent-ils réellement influer sur le cours des choses ? « Ils ont trop besoin de conserver de bonnes relations avec Tunis pour se permettre de manifester ouvertement leur agacement, analyse lucidement un opposant. Surtout depuis que le risque terroriste s’est concrétisé. »
Chacun le reconnaît volontiers : l’alerte de janvier a été chaude, et le pire – des attentats-suicides – n’a été évité que de justesse. Contrairement à leurs collègues marocains, confrontés eux aussi (dans des proportions plus importantes) à la menace djihadiste, les responsables sécuritaires tunisiens ont fait le choix de ne communiquer qu’avec parcimonie. Dans un premier temps, ils ont évoqué des préparatifs très avancés d’attentats contre les missions diplomatiques américaines et britanniques, mais, aux dires des avocats des suspects arrêtés après le démantèlement de la cellule de Soliman, ces éléments n’apparaissent pas dans le dossier d’instruction. Ce flou artistique favorise évidemment la propagation des rumeurs les plus fantaisistes. Pourtant, toutes les analyses s’accordent sur un point : cette violence, même si elle émane de Tunisiens déboussolés, est profondément étrangère à la culture et aux traditions locales. En un mot : le phénomène est importé et a suscité une réprobation générale.
Si les arrestations se sont multipliées dans la mouvance islamiste radicale, les autorités se sont gardées de tout amalgame entre ces événements et le regain de religiosité dont la Tunisie, comme la plupart des pays arabes, est le théâtre depuis plusieurs années. « L’État est dans son rôle quand il nous défend contre les illuminés, estime Amine, un étudiant en technologie issu de la classe moyenne. Le renforcement des mesures de surveillance est un mal nécessaire. » Plus qu’un hypothétique basculement de son pays dans la spirale du terrorisme, ce qui l’inquiète, c’est d’abord le manque de perspectives offertes à la jeunesse. Le chômage est une réalité angoissante. « Tous mes amis rêvent de tenter leur chance en Europe, poursuit Amine. Mon frère, qui vit en France, a beau leur répéter que la vie y est chère et que les euros ne tombent pas des arbres, rien n’y fait. Les gens confondent les films et la réalité. » La Tunisie compte actuellement 350 000 étudiants, chiffre record appelé à augmenter encore. Mais l’économie ne crée pas assez d’emplois pour absorber cette masse de nouveaux diplômés
Mohamed vit dans les beaux quartiers de Tunis-Nord – un cocon hyperprotégé. Bien qu’exerçant la profession d’architecte, il vit encore, à 30 ans passés, dans la spacieuse villa de ses parents. L’argent qu’il ne dépense pas en loyer lui a permis de s’acheter une nouvelle voiture. Pourtant, lui aussi se montre plutôt pessimiste, victime d’une sorte d’angoisse diffuse du lendemain. « Les gens de ma génération sommes mieux éduqués et vivons dans une société plus prospère que nos parents. Nous sommes donc censés réussir mieux qu’eux. Or, sauf exception, ce n’est pas le cas. Les occasions de décrocher un bon job sont rares, sauf dans des secteurs de pointe comme l’informatique. D’une certaine façon, nous sommes d’éternels assistés. »
L’ascenseur social serait-il en panne ? En apparence, la Tunisie se porte bien. La capitale et les grandes villes du littoral sont en proie à une frénésie de construction. À Nasr, sur les Berges du Lac ou à Tunis-Sud, les grands projets immobiliers se multiplient. Les échangeurs routiers aussi. Pourtant, les grands axes de la capitale sont, en semaine, perpétuellement engorgés. En quelques années, près de 135 000 voitures « populaires » (des petites cylindrées partiellement détaxées) ont été importées à l’intention des classes moyennes. La croissance est de l’ordre de 5 % par an et reste bien orientée. La dette a été ramenée à environ 48 % du produit intérieur brut, grâce notamment à la privatisation de 35 % du capital de Tunisie Télécom, acquis par les Émiratis de Tecom DIG.
Mais ces chiffres flatteurs ne reflètent que partiellement la réalité. « Le problème, c’est l’atonie de l’investissement privé, explique un homme d’affaires. On ne prépare pas l’avenir. L’afflux des capitaux arabes masque statistiquement la tendance, mais ils sont extrêmement volatils. Ainsi, le projet de zone touristique et hôtelière de Hergla (15 000 lits) a été mis en stand-by après le désengagement de Dubai Holding. Comme leurs collègues du monde entier, les gestionnaires de fonds arabes recherchent des plus-values immédiates. Leurs décisions sont dictées par des logiques purement financières, voire spéculatives. Ils investissent en Bourse, dans les privatisations ou de grands projets immobiliers, mais ces investissements ne sont pas productifs et ne créent pas beaucoup d’emplois. »
Pour expliquer la « grève » de l’investissement privé national, on invoque souvent la dégradation de l’environnement des affaires. Mais ce n’est pas la seule raison. La vérité est que de nombreuses incertitudes pèsent sur l’économie tunisienne. Si le tourisme est en bonne santé, le textile est en sursis, même si l’effondrement redouté n’a pas eu lieu, malgré la montée en puissance de la Chine consécutive au démantèlement de l’accord multifibre, le 1er janvier 2005. Au mois de janvier de l’année prochaine, les barrières douanières seront supprimées dans le cadre de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne. Un choc dont il est difficile de prévoir toutes les conséquences. « La concurrence des produits européens sera une formidable incitation à élever nos standards, concède un chef d’entreprise, mais y sommes-nous assez préparés ? La Tunisie ne risque-t-elle pas de devenir une Algérie bis, un grand marché important tout ou presque de ce qu’il consomme ? Demain, peut-être sera-t-il plus avantageux de faire venir des chips ou des biscuits de France, en les achetant auprès des fournisseurs de la grande distribution, que de les produire ici. Les patrons n’investissent plus assez dans la modernisation de l’appareil productif, car ils ne savent pas quels seront leurs débouchés l’an prochain. »
Jusqu’à présent, la Tunisie a réussi à négocier habilement tous les virages. Ayant largement diversifié ses exportations, elle a multiplié par plus de deux la valeur de ses échanges avec l’UE entre 1995, date de la signature de l’accord d’association, et aujourd’hui. Mais la prochaine étape s’annonce délicate.

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