Le rêve contrarié des « néocons »
Après l’Irak, les faucons de l’administration Bush veulent à présent en découdre avec la République islamique. Mais ont-ils encore les moyens de leurs ambitions ?
Vont-ils refaire en Iran le coup de l’Irak ? Bien sûr, personne ne croit une seconde à une invasion terrestre sur le modèle de la Blitzkrieg de mars 2003. Mais certains spécialistes sont convaincus que les faucons de la Maison Blanche et du Pentagone préparent une attaque aérienne massive contre la République islamique. Hypothèse parmi d’autres, bien sûr…
Si le pire n’est pas sûr, c’est d’abord parce que l’administration américaine est, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, profondément divisée. Et que George W. Bush, dans le rôle de la girouette, oscille au gré des vents – ou des fluctuations du rapport des forces au sein de son équipe. Ensuite, parce que l’équipe dirigeante iranienne, qui n’est sans doute guère plus unie, souffle tour à tour le chaud et le froid. Le 5 avril, elle libère quinze marins britanniques capturés dans le Chott al-Arab, ce qui laisse augurer un possible apaisement. Quatre jours plus tard, le président Mahmoud Ahmadinejad, dans le rôle du provocateur patenté, annonce, au mépris des mises en garde de la communauté internationale, que la République islamique est désormais en mesure de produire de l’uranium enrichi à « un stade industriel » et qu’elle défendra « jusqu’au bout » son droit au nucléaire.
Reste que, dans son discours sur l’état de l’Union, le 10 janvier, le président Bush a bel et bien prononcé à six reprises le mot « Iran » et annoncé son intention de « rechercher et de détruire les réseaux qui fournissent à nos ennemis des armements de pointe et une formation à leur maniement » – allusion transparente à Damas et à Téhéran .
La dernière livraison (mars 2007) de Vanity Fair montre, sous la plume de Craig Unger, que les ultras de l’administration Bush déploient face à l’Iran une stratégie « absolument parallèle » à celle utilisée naguère contre l’Irak. Ce pays est en réalité dans le collimateur des néoconservateurs depuis plus de dix ans. Le magazine américain révèle que, dès le 8 juillet 1996, Richard Perle, l’un des chefs de file de ce courant, a rencontré à Washington Benyamin Netanyahou, le tout nouveau chef du gouvernement israélien, pour parler d’un article qu’il venait de cosigner avec plusieurs membres de l’Institute for Advanced Strategic Political Studies, un think-tank israélo-américain, sous le titre « Une rupture claire : nouvelle stratégie pour sécuriser la région ». Il y était question de mettre militairement au pas l’Irak, la Syrie et le Liban afin de « stabiliser » le Moyen-Orient, au bénéfice, bien sûr, d’Israël.
De l’aveu même de Meyrav Wurmser, l’une de ses signataires, ce texte a constitué « l’amorce de la réflexion » qui, sept ans plus tard, allait déboucher sur la désastreuse aventure irakienne. Il suffira de remplacer en cours de route le mot un peu brutal de « stabilisation » par « démocratisation » Deux jours plus tard, devant le Congrès américain, Netanyahou appellera de ses vux une « rupture claire » de la politique de l’administration. Le Premier ministre ne divergeait de ses amis néocons que sur un point : le plus dangereux des ennemis d’Israël était, à ses yeux, ni l’Irak ni la Syrie, mais l’Iran.
En dépit des échecs répétés de leur politique, les néocons ne mettent pas un instant en doute sa validité. Si elle ne marche pas et menace de tourner au fiasco, c’est qu’elle est mal appliquée par leurs alliés au sein de l’administration. Très tôt, Bill Kristol, le rédacteur en chef du Weekly Standard, a dénoncé le caractère « calamiteux » de la conduite de la guerre en Irak par Donald Rumsfeld, le chef du Pentagone. Aujourd’hui, les néocons jugent que la politique américaine a vu « trop petit ». « Une guerre n’a aucun sens, écrit Wurmser, si elle ne s’inscrit pas dans un contexte régional. » Traduction : après l’Irak et le Hezbollah libanais, il faut frapper l’Iran et la Syrie. Frapper, toujours frapper Oui, tous les coups sont permis puisque, selon Netanyahou, « la République islamique, c’est l’Allemagne nazie » et que « nous sommes en 1938 ».
Comme en Irak avec Ahmed Chalabi et son Congrès national irakien, les hardliners de l’administration vont, très tôt (décembre 2001), nouer secrètement des contacts plus ou moins officieux avec certains opposants iraniens en exil. Comme le révèle Vanity Fair, le maître d’uvre de l’opération se nomme Michael Ledeen. Membre d’un think-tank ultraconservateur (l’American Enterprise Institute), ce spécialiste de l’Iran fut, sous Ronald Reagan, impliqué dans le scandale de l’Irangate : c’est lui qui mit en relation le colonel Oliver North avec un trafiquant d’armes notoire, Manucher Ghorbanifar. Avec le concours de deux collaborateurs, Harold Rhode et Larry Franklin (qui purge aujourd’hui une peine de douze ans de prison pour avoir communiqué à Israël des secrets d’État), Ledeen va renouer avec Ghorbanifar et ses amis.
Entre décembre 2001 et juin 2003, plusieurs rencontres ont lieu, à Rome et à Paris. Le Pentagone n’en est, semble-t-il, pas toujours informé. Le transfuge iranien communique à ses interlocuteurs de pseudo-informations concernant un projet d’attaque contre les forces américaines en Afghanistan prétendument commandité par Téhéran. On évoque la possibilité de hâter un hypothétique renversement de la République islamique par des canaux que la diplomatie américaine n’a pas coutume d’utiliser. À cet effet, on prend contact avec le mouvement des Moudjahidine du peuple, de Massoud et Mariam Radjavi.
Groupuscule marxisant en guerre ouverte contre le régime des mollahs après avoir combattu le shah, les Moudjahidine sont, depuis les années 1980, réfugiés en Irak, où ils ont longtemps bénéficié de la bienveillance intéressée de Saddam Hussein. Dans leurs camps du nord-est du pays, près de la frontière iranienne, ils font régner une discipline de fer et vouent un « culte » délirant au couple Radjavi. Multipliant les attentats à la bombe de l’autre côté de la frontière, ils ont éliminé plusieurs dizaines de responsables iraniens et, après la guerre du Golfe, en 1991, collaboré sans états d’âme à l’écrasement par Saddam des chiites et des Kurdes irakiens. La fin justifiant les moyens, c’est là la carte que les comploteurs néocons ont décidé de jouer.
Selon le politologue Raymond Tanter, les États-Unis, qui disposent désormais d’armes capables d’atteindre des cibles profondément enterrées, n’excluent pas le principe d’une frappe nucléaire tactique contre l’Iran. Certes, le traité de non-prolifération (TNP) le leur interdit, mais Tanter estime que, Washington ayant vendu à Israël de telles bombes « briseuses de bunker », « l’option militaire est bel et bien sur la table ». Autrement dit : les Américains ne peuvent pas larguer une bombe atomique sur l’Iran, mais rien n’interdit aux Israéliens, qui ne sont pas signataires du TNP, de le faire à leur place.
Après l’invasion de l’Irak, craignant d’être la prochaine cible, les dirigeants iraniens ont, le 2 mai 2003, par l’intermédiaire de Tim Guldimann, l’ambassadeur de Suisse à Washington, proposé à l’administration Bush un « grand marchandage » incluant l’ensemble des différends entre les deux pays : de leur programme nucléaire à leur politique à l’égard d’Israël, en passant par leur soutien au Hamas palestinien et au Hezbollah libanais. Mieux, en échange d’un arrêt du soutien américain aux Moudjahidine du peuple, ils ont offert d’entreprendre « une action décisive contre les terroristes » établis sur leur territoire. À commencer par les membres d’al-Qaïda.
Tout en réaffirmant leur droit à accéder à la technologie du nucléaire civil, ils sont allés jusqu’à accepter le principe d’inspections plus strictes de la part de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Résultat ? Rien. « Nous ne sommes pas intéressés par un quelconque marchandage », a fait savoir John Bolton, à l’époque secrétaire d’État adjoint, à Guldimann.
Qui sont donc les nouveaux Ahmed Chalabi ? Côté iranien, Reza Pahlavi, bien sûr, le fils du défunt shah. Côté syrien, Farid Ghadri, fondateur du Parti de la réforme en Syrie et chouchou des néocons : n’est-il pas membre de l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le lobby de la droite, voire de l’extrême droite israélienne ? Il semble que, l’an dernier, Ghadri ait été présenté par Meyrav Wurmser à Elizabeth Cheney, la fille du vice-président, qui, au département d’État, joue un rôle déterminant dans l’élaboration de la politique américaine au Moyen-Orient. Au printemps 2006, elle a notamment supervisé la mise en place d’un Groupe des opérations en Iran et en Syrie. Un budget de 85 millions de dollars pourrait être affecté à ses activités de propagande, ainsi qu’au soutien aux dissidents.
Dès la fin de 2002, ces derniers vont commencer à transmettre à leurs amis américains une série d’informations d’une fiabilité incertaine concernant les capacités nucléaires de la République islamique. Les Moudjahidine du peuple, par exemple, accusent les responsables iraniens d’avoir construit un site secret d’enrichissement de l’uranium. Commentaire de David Albright, un ancien inspecteur de l’AIEA : « Beaucoup d’allégations, mais peu d’informations solides. » En juillet 2005, Peter Hoekstra, le président de la commission du renseignement de la Chambre des représentants, et Curt Weldon, l’un de ses collègues, prennent contact, à Paris, avec un exilé iranien qui se fait appeler « Ali ». Celui-ci est l’une des principales sources du livre que ce même Hoekstra vient de consacrer à la menace iranienne. Selon Bill Murray, l’ancien chef de station de la CIA dans la capitale française, ledit Ali, qui se nomme en réalité Fereidoun Mahdavi, aurait fabriqué de toutes pièces la plupart des informations communiquées à l’honorable congressman. Mieux, il serait un ami « inséparable » de Ghorbanifar. En août 2006, la commission du renseignement rendra public un rapport dénonçant la « menace stratégique » représentée par l’Iran.
Le 3 août 2005, Mahmoud Ahmadinejad est porté à la présidence de la République islamique. Très vite, il multiplie les diatribes anti-israéliennes et affirme de manière agressive sa volonté de poursuivre le programme nucléaire iranien. À Washington, la réplique des néocons ne tarde pas. Dans le Weekly Standard, Reuel Gerecht s’enflamme : « Si les mollahs de Téhéran veulent s’opposer frontalement à une superpuissance [américaine] extrêmement déterminée, c’est leur affaire. » Problème : au même moment, l’opposition à la guerre en Irak gagne spectaculairement du terrain dans l’opinion américaine. À l’approche des élections de la mi-mandat, en novembre, de nombreux élus républicains prennent peur. Au mois de mars précédent, le républicain James Baker, ancien secrétaire d’État de Bush père, et le démocrate Lee Hamilton ont mis en place un Groupe d’étude sur l’Irak chargé de définir une stratégie pour sortir du bourbier.
Pour les néocons, la Realpolitik bakérienne, c’est l’abomination absolue. Mais le pire est sans doute que Bush, même s’il a adopté en Irak un « agenda » qui, globalement, les satisfait, n’hésite pas à prendre ses distances à l’occasion. « Face aux Palestiniens, au Hamas ou à l’Iran, sa politique n’est ni purement néoconservatrice, ni purement pragmatique », commente un ancien membre du Conseil de sécurité nationale.
Les réalistes marquent des points en cette fin 2006. Paul Wolfowitz, Douglas Feith et Richard Perle, les architectes de la guerre en Irak, ont été écartés, tandis que le département d’État, longtemps marginalisé, revient sur le devant de la scène : l’influence de Condoleezza Rice auprès de Bush est même en passe de supplanter celle du duo Cheney-Rumsfeld. Le rapport Baker-Hamilton n’a pas encore été rendu public, mais, grâce à des fuites, on sait qu’il insiste davantage sur l’indispensable stabilisation de l’Irak que sur sa démocratisation. S’agissant de l’Iran, on s’attend à ce qu’il préconise une attitude « compréhensive » et l’ouverture de « discussions sans condition ».
À l’issue des mid-term du 7 novembre, les démocrates prennent le contrôle des deux Chambres du Congrès. Le lendemain Rumsfeld démissionne et Bush annonce son intention de « trouver un terrain d’entente » avec ses adversaires victorieux. Les modérés semblent l’avoir emporté sur les néocons. Le 6 décembre, le rapport du Groupe d’étude sur l’Irak est enfin publié. Il décrit la situation dans ce pays comme « grave et en voie de détérioration ». Un éventuel envoi de renforts ne résoudrait rien, puisque le problème est avant tout politique. Bref, l’administration ayant échoué, elle ne doit plus avoir d’autre objectif que de limiter les dégâts. Le 12 décembre, un sondage Gallup révèle que cinq Américains sur six approuvent les recommandations du rapport Baker-Hamilton. Mais Bush n’est pas du nombre. À l’en croire, ledit rapport n’est qu’une « sacrée merde ».
Deux jours plus tard, le président prend connaissance d’une étude beaucoup plus à son goût. Elle émane de l’American Enterprise Institute (AEI), une citadelle du néoconservatisme. Son auteur, Frederick Kagan, est le frère de Robert, l’un des leaders du Project for the New American Century, un groupe de réflexion qui, dès 1998, plaida auprès de Bill Clinton pour le renversement de Saddam Hussein. À en croire ses confidences à Vanity Fair, Kagan avait pour seul objectif « d’évaluer de manière réaliste les moyens à mettre en uvre afin de sécuriser Bagdad ». Il se défend farouchement d’avoir voulu court-circuiter le rapport Baker à la demande de Bush ou de Cheney. « Il n’y a eu aucun complot, jure-t-il, toutes les rumeurs à ce sujet sont sans fondement. »
À l’inverse des chefs militaires américains dans la région, notamment les généraux George Casey et John Abizaid, convaincus que l’envoi de renforts en Irak serait « contre-productif », Kagan soutenait que le seul moyen de vaincre l’insurrection était de dépêcher sur place, très vite, des forces considérables : un soldat américain pour quarante ou cinquante habitants. Soit plus de 150 000 hommes pour la seule ville de Bagdad ! Sachant bien qu’une telle opération était politiquement et, sans doute, militairement impraticable, Kagan prenait soin de préciser qu’il n’était « ni nécessaire ni judicieux de prendre d’un coup le contrôle de l’ensemble de la capitale ». Et que l’envoi de 20 000 hommes suffirait à pacifier les secteurs les plus importants. Les généraux Casey et Abizaid furent bientôt remplacés par des officiers plus accommodants, le général David Petraeus et l’amiral William J. Fallon. L’escalade était en marche.
En un sens, les faucons se trouvent pris au piège de leurs propres erreurs. Nul doute, par exemple, que le fiasco irakien ait accru la menace iranienne sur l’État juif et la probabilité d’un conflit armé dans la région. « Depuis 1948, jamais Israël ne s’est trouvé dans une situation stratégique et opérationnelle aussi délicate. En détruisant l’Irak, Bush a aussi éliminé l’ennemi numéro un de l’Iran », estime le lieutenant Larry Wilkerson, ancien chef de cabinet de Colin Powell au département d’État. Reste que, les choses étant ce qu’elles sont, la pire solution serait aujourd’hui d’attaquer la République islamique.
À n’en point douter, celle-ci répliquerait à d’éventuelles frappes en bloquant le détroit d’Ormuz, par où transitent 40 % des exportations mondiales de pétrole. Selon les spécialistes, le prix du baril de brut pourrait alors grimper jusqu’à 125 dollars – avec les conséquences que l’on imagine sur l’économie mondiale. En outre, la vulnérabilité des 130 000 soldats américains présents en Irak s’en trouverait accrue. L’essentiel de leurs approvisionnements (nourriture, carburant, munitions) est en effet acheminé par camions à partir du Koweït, via les régions chiites du sud du pays
Tenant compte de toutes ces données, le Groupe d’étude sur l’Irak avait conseillé à Bush d’engager des discussions directes avec l’Iran, rejoint sur ce point par de nombreux responsables politiques, démocrates et républicains. Cela suffira-t-il à dissuader le président de poursuivre l’escalade ? Ne soyons pas naïfs À tort ou à raison, de nombreux responsables militaires sont convaincus que la décision de bombarder l’Iran a été prise avant même le discours du 10 janvier sur l’état de l’Union. De son côté, Paul Craig Roberts, qui fut secrétaire adjoint au Trésor sous Reagan, ne doute pas une seconde de la volonté des États-Unis de faire usage de bombes nucléaires tactiques. Parce que c’est, selon lui, la dernière chance des néocons d’atteindre leur seul véritable objectif, qui est d’instaurer l’hégémonie des États-Unis (et d’Israël) au Moyen-Orient.
Mais il y a loin, sans doute, de la coupe aux lèvres. Que les idéologues néoconservateurs, alliés aux affairistes du clan Cheney, soient résolus à passer à l’action ne fait aucun doute. Qu’ils aient les moyens de le faire reste à démontrer. Il leur faut compter avec l’opposition démocrate, qui, tenant le Congrès, peut faire jouer l’arme budgétaire pour tenter de contrarier leurs velléités belliqueuses. Le parti n’est certes pas uni sur cette question, mais la rencontre, le 4 avril, entre Bachar al-Assad et Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants, prouve bien que les anti-guerre ont le vent en poupe. Les faucons ne doivent pas non plus négliger la puissance des réalistes du Parti républicain et, plus encore, des innombrables bataillons de la Christian Coalition, qui, plus soucieux d’interdire l’avortement ou de condamner les mariages gays que d’engager leur pays dans de périlleuses aventures à l’autre bout du monde, commence à s’irriter de la politique de l’administration. Il leur faut composer, au sein même de l’équipe Bush, avec l’hostilité feutrée, souterraine, mais acharnée, de Condi Rice et du département d’État. Surtout, à un an et demi de la présidentielle, ils doivent tenir le plus grand compte des fluctuations de l’opinion : celle-ci étant aujourd’hui majoritairement opposée à la guerre d’Irak, il serait sans doute électoralement suicidaire de lui en infliger une seconde. Mais la passion partisane a ses raisons que la raison ignore. L’accumulation des tensions est telle qu’un incident fortuit peut à tout moment dégénérer. « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine », disait jadis Mao Zedong
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