Driss Chraïbi
L’écrivain marocain s’est éteint, à Crest (France), le 1er avril. Il avait 81 ans.
Publié le 16 avril 2007 Lecture : 3 minutes.
Ce fut son dernier clin d’il : Driss Chraïbi est parti un 1er avril Lui qui n’aimait rien tant que raconter des blagues, monter des canulars élaborés ou rire à gorge déployée, s’en est allé le jour le moins sérieux de l’année. Il devait faire chaud à Crest, dans la Drôme, là où il avait choisi de vivre avec sa femme Sheena et leurs enfants. Cet homme, né le 15 juillet 1926 à El Jadida (ex-Mazagan, une ancienne forteresse portugaise), dans un Maroc alors sous protectorat français, était un nomade dans l’âme, un voyageur, comme beaucoup de ses compatriotes. Son père, venu de Fès, s’était installé dans la ville portuaire pour faire le commerce du thé. Lui fréquentera d’abord l’école coranique puis l’école française et le fameux lycée Lyautey de Casablanca avant de s’en aller étudier la chimie à Paris. Le jeune Chraïbi obtient son diplôme d’ingénieur chimiste en 1950. Tout est alors possible.
J’étais ministrable, disait-il parfois, dans un éclat de rire. Et il brocardait dans ses livres ses condisciples d’autrefois devenus gens importants, hommes d’affaires ventripotents, politiciens ou mandarins. Lui s’était tourné vers la littérature. Ce fut tout de suite le coup d’éclat, le choc, du Passé simple, publié en 1954. Il y relate la révolte d’un jeune homme de la grande bourgeoisie marocaine – qui lui ressemble mais qui n’est pas lui – contre son père, contre toutes les formes de pouvoir incarnées par le Père. Pour un pays en train d’accéder à l’indépendance, le coup est rude. Ce miroir sans complaisance tendu par un jeune « écervelé » suscite une violente polémique. De guerre lasse, Chraïbi semble renier son livre (il nous dira plus tard qu’il s’agissait d’une manipulation, qu’on avait tronqué une lettre qu’il avait adressée à un journal). Quoi qu’il en soit, l’entrée en scène de Chraïbi ne passa pas inaperçue. Peut-être n’avait-il pas mesuré toute la portée de son brûlot.
L’année suivante, il récidive, avec Les Boucs, sur un sujet tout aussi sensible, celui de la misère sociale des travailleurs maghrébins en France. Le pli est pris. Il y aura au total une vingtaine de livres, d’intérêt inégal, mais qui tous – sauf Mort au Canada, paru en 1975 et quelques textes d’inspiration mystique – portent ce qui deviendra la marque de fabrique Chraïbi : fantaisie, dérision, irrespect des pouvoirs Entretemps, il a exercé plusieurs métiers et beaucoup « roulé sa bosse ». Il fut journaliste à Radio France et producteur à France Culture. Il enseignera aussi quelque temps, dans les années 1970, à l’université de Laval, au Québec, avant d’inventer « l’inspecteur Ali », qui fera les délices des jeunes et des moins jeunes, dans Une enquête au pays (1981).
C’est une période foisonnante où les titres se succèdent : La Mère du printemps (1981), Naissance de l’aube (1986), L’Inspecteur Ali (1991), Une place au soleil (1993), L’Homme du livre (1995) Redécouvert dans son pays, invité, adulé, Driss Chraïbi s’installe avec sa petite famille à El Jadida. Celui que passants, voisins et commerçants appellent affectueusement oustad (maître, professeur) est revenu sur les lieux de son enfance après des décennies d’absence. Pourtant, il finira par s’en aller, de nouveau, et retourne vivre dans les collines de la Drôme. Là, il s’attela à la rédaction de ses mémoires. Nous avons rendu compte dans ces colonnes de leur parution en deux tomes : Lu, vu, entendu (1998) et Le Monde à côté (2001). Mémoires bien particuliers, où le passé, décidément pas si simple, se reconstruit sous l’il amusé de l’homme mûr, qui se souvient et qui parfois invente, pour la rime, pour rien, pour la bella figura. Éternel Chraïbi : c’est la figure de l’homme libre, joueur et très « frère humain » qu’il a fixée dans ses livres et dans sa vie. Beaucoup de livres, beaucoup d’amour, une belle vie. Que demander de plus au destin ?
