L’opération Kadhafi

Publié le 17 février 2004 Lecture : 7 minutes.

La carte ci-contre permet de comprendre d’un regard l’extraordinaire « prise de guerre » que la Libye représente pour MM. Bush (États-Unis), Blair (Grande-Bretagne), Aznar (Espagne) et Berlusconi (Italie).
Ces messieurs n’ont certainement pas « oublié » les diatribes du colonel Kadhafi. S’ils multiplient les voyages à Tripoli ou à Syrte, s’ils font mine de considérer l’homme qui gouverne la Libye comme l’un des leurs alors qu’il y a peu encore ils le classaient parmi « les hommes les plus dangereux du monde » et le jugeaient « infréquentable », c’est que la Libye les intéresse et que son chef a agité devant eux un drapeau sur lequel il avait inscrit les mots : « Je suis récupérable, récupérez-moi. »

Au centre de la Méditerranée et de cette partie du monde arabo-musulman qui s’étend de la Mauritanie au Pakistan (à laquelle les Américains viennent de donner le nom de Grand Moyen-Orient), ouverte sur l’Afrique subsaharienne, peu peuplée, regorgeant de pétrole et de gaz, la Libye est apparue à Bush et à ses trois plus proches alliés européens comme le pays qu’ils pouvaient – et devaient – reconquérir pour en faire un des pions de leur politique moyen-orientale.
« L’opération récupération de Kadhafi » a commencé avant même l’invasion de l’Irak, dont il faut rappeler qu’elle a été décidée, dans son principe, dès 2001 et préparée à partir du début de 2002.

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Durement affectés par l’embargo des États-Unis (1982) et celui de l’ONU (1992), qui les ont exclus du commerce mondial et de la technologie la plus avancée, mortifiés par le dédain de leurs « frères » du Moyen-Orient et du Maghreb, déçus par leur politique africaine et conscients de ses limites, les dirigeants libyens, et en premier lieu leur « Guide », le colonel Kadhafi, ont eux-mêmes multiplié les invites aux Américains, accepté toutes les conditions que ces derniers mettaient au dialogue avec eux :
– extradition, en 1999, de deux de leurs citoyens et condamnation de l’un d’eux pour l’attentat de Lockerbie ;
– paiement de lourdes compensations aux victimes de cet attentat, et d’autres, plus légères, aux victimes du DC-10 de la compagnie française UTA ; acceptation de principe d’en verser d’autres encore à des citoyens allemands et britanniques victimes eux aussi d’agissements libyens ;
– destruction de leur arsenal d’armes chimiques et nucléaires, livraison aux États-Unis, par avion spécial, de tout ce que ces derniers voulaient voir, vérifier ou savoir de cet arsenal et de sa provenance (plus de 25 tonnes de matériels et de documents !) ;
– liberté donnée aux agents américains et britanniques de tout inspecter et vérifier sur place ; ouverture des portes devant les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Le directeur général de cette institution, Mohamed el-Baradeï, a dit que l’examen de ce que lui ont livré les Libyens « a révélé l’existence d’un réseau international parfaitement équipé pour fournir les outils, le matériel, les pièces détachées, les matières premières, les plans et les conseils de suivi à tous ceux qui auraient l’ambition et les moyens financiers de fabriquer une bombe nucléaire.
« C’est un supermarché de la prolifération, un ensemble de sociétés s’adonnant au marché noir du nucléaire. Je ne m’attendais absolument pas à une telle sophistication du processus. »
Les révélations libyennes ont également mis à nu le rôle joué par le Pakistan. Le président Pervez Musharraf a d’ailleurs dû reconnaître que des Pakistanais ont livré des secrets nucléaires à la Libye et à d’autres pays. L’enquête qu’il dit avoir menée met en cause une douzaine de scientifiques et d’administrateurs, dont « le père de la bombe pakistanaise » (dite aussi « islamique »), Abdul Kader Khan.
Les plans libyens livrés par le colonel Kadhafi aux Américains sont « une version retravaillée d’une étude volée par des scientifiques pakistanais à une société néerlandaise ».
La Libye a donc abandonné – et remis à l’Amérique – un programme qui lui a coûté des années d’efforts et plusieurs milliards de dollars.
Et elle a « donné » à l’Amérique ceux qui l’ont aidée à s’en doter.

Seif el-Islam, le fils du colonel Kadhafi, dont on dit de plus en plus qu’il est son dauphin, s’inscrit en faux : « Les Américains savaient tout. Notre contribution à leur connaissance en la matière est égale à zéro. Ils avaient pénétré tous les réseaux depuis bien longtemps. »
Il ajoute que son pays et son père n’ont pas cédé à la peur de l’Amérique, qu’ils n’ont pas renoncé à leurs armes de destruction massive pour éviter le sort de l’Irak et de Saddam : « Le président Bush ne peut pas dire cela : il sait bien que cela est faux et que des discussions américano-libyennes avaient commencé bien avant qu’il soit publiquement question d’envahir l’Irak. »
Vous connaissez maintenant les faits et les arguments des uns et des autres : jugez. Mais sachez, cher lecteur, que le même Seif el-Islam jurait ses grands dieux, il y a seulement un an, que la Libye ne possédait aucune arme de destruction massive. Dans l’organe du Middle East Policy Council de Washington, il écrivait : « Quoi que disent les Américains, la Libye ne possède aucune arme de destruction massive, ni nucléaire, ni biologique, ni chimique. Et pas davantage les vecteurs pour les utiliser : la Libye a signé les conventions relatives à la non-prolifération… »

J’ai personnellement compris que quelque chose d’important se tramait lorsque j’ai appris, le 17 septembre dernier, que José María Aznar, le Premier ministre d’Espagne, était arrivé à Tripoli, impromptu, pour quelques heures : qu’allait-il y faire ? Qu’avait-il à dire ou à faire dire à ce Mouammar Kadhafi qu’il n’avait jamais rencontré ?
Le ballet des illustres voyageurs-pèlerins s’est poursuivi à un rythme étonnant et qui ne pouvait qu’aiguiser ma curiosité : Ana Palacio, la ministre des Affaires étrangères du même José María Aznar, suivie de huit parlementaires américains. Puis Silvio Berlusconi, le président du Conseil d’Italie, et le ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel. On attend même, « dans les meilleurs délais », la visite de… Tony Blair, et, pourquoi pas, celle de George W. Bush, annoncée avec des trémolos de fierté dans la voix par deux des enfants de Kadhafi.
Avouez que cela change Kadhafi des visites d’Amr Moussa (secrétaire de la Ligue arabe) et de celles de la cohorte de dirigeants arabes ou subsahariens qu’il se faisait une obligation de recevoir.
« Me voilà enfin, doit-il se dire, dans la cour des grands. »

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C’est, très exactement, l’impression que veulent lui donner ses suborneurs, qui rééditent avec lui l’opération si bien réussie par Henry Kissinger avec Anouar el-Sadate : flatter son ego démesuré et son immense vanité pour le « retourner » contre ses anciens amis et ses frères.
Pour en faire l’agent de leur politique.
Leurs conseillers leur ont expliqué qu’un homme qui s’habille comme s’habille Kadhafi, qui change de tenue plusieurs fois par jour, et de lieu de résidence plusieurs fois par semaine, qui a tour à tour regardé vers l’Est, vers l’Ouest, puis vers le Sud, qui s’est uni avec une dizaine de pays en vingt ans avant de rompre avec eux, n’est assurément ni stable ni fiable.
« Mais, ont-ils ajouté, ce « caméléon » est à la fin de son parcours : sans jamais lui pardonner ni oublier ce qu’il a fait, sans lui faire la moindre confiance, mais en le surveillant et en le « tenant », on peut l’utiliser. On le doit, car son pays occupe une position centrale, regorge de pétrole et de gaz. »(*)
C’est ce qui a été décidé et qui est en train d’être exécuté avec le cynisme de ceux qui ont entrepris de « remodeler » le Grand Moyen-Orient arabo-musulman pour beaucoup mieux contrôler ce que recouvre son sous-sol et ce qu’il y a dans la tête de ses habitants.
À la grande satisfaction des pétroliers texans amis de George W. Bush et avec pour instrument politico-militaire, tenez-vous bien, une nouvelle Otan (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) élargie au Maroc, à la Mauritanie, à l’Algérie, à la Tunisie, à l’Égypte, à Israël et à la Jordanie (voir « Focus » p. 17 de Samir Gharbi).

Les pays cités ci-dessus seront-ils (tous) d’accord pour se laisser embrigader dans ce « Grand Moyen-Orient » et cette Otan tels que les concoctent les stratèges de Washington ? Pourront-ils refuser ? Leurs chefs d’État supporteront-ils tous d’être réduits au rôle de « gouverneur » de pays passés sous protectorat américain ? La France et l’Allemagne accepteront-elles de participer activement à ce nouveau « pacte de Bagdad » ? La Russie laissera- t-elle faire ? Pourra-t-elle s’y opposer ? Et la Chine ?
L’Irak sera-t-il pacifié ? Le Pakistan de Musharraf tiendra-t-il ? Et quid de l’Iran ?
Mais, au fait, Bush, Rumsfeld et consorts seront-ils encore au pouvoir en 2005 pour réaliser ce dessein ?

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Autant de questions auxquelles, en ce 14 février 2004, nul ne peut donner une réponse certaine. On ne peut que se hasarder à des pronostics.
Le mien est que l’administration américaine découvrira peu à peu que ce « Grand Moyen-Orient » qu’elle a décidé de remodeler n’est pas de l’argile et que les Arabo-musulmans qu’elle veut transformer ne sont ni des Japonais ni des Allemands.
Elle découvrira aussi qu’il y a beaucoup de mirages dans cette région et beaucoup de sable : quelques grains ou quelques pincées suffisent à gripper les mécanismes les mieux huilés.

*La production actuelle est de 1,2 million de barils/jour, dont 1 million est exporté pour 11 milliards de dollars/an. Elle a été le double avant l’embargo et peut revenir à ce niveau d’ici à 2010.
Les réserves sont de 30 à 40 milliards de barils, le tiers de celles de l’Irak, auxquelles s’ajoutent les réserves de gaz évaluées à une douzaine de milliards de barils-équivalents pétrole.

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