[Tribune] Tunisie : du bon usage de la Constitution après la démission d’Elyes Fakhfakh

Après la démission du chef du gouvernement tunisien Elyes Fakhfakh, un conflit de compétences se joue entre pouvoir exécutif et législatif autour du processus de désignation de son successeur.

Le président tunisien Kaïs Saïed et l’ancien Premier ministre Elyes Fakhfakh, à Tunis, en février 2020. © Fethi Belaid/AP/SIPA

Le président tunisien Kaïs Saïed et l’ancien Premier ministre Elyes Fakhfakh, à Tunis, en février 2020. © Fethi Belaid/AP/SIPA

nessim ben gharbia © DR

Publié le 21 juillet 2020 Lecture : 4 minutes.

Une démission du chef du gouvernement annule-t-elle les effets d’une motion de censure présentée par une majorité de députés ? C’est le débat qui anime la scène politique tunisienne depuis qu’Elyes Fakhfakh a annoncé, dans la soirée du 15 juillet, remettre son tablier.

Plus tôt dans la journée, près de 105 députés avaient déposé une motion de censure contre le gouvernement. L’enjeu est de taille, car une fois adoptée, la motion de censure permet à une majorité parlementaire – conformément à l’article 97 de la Constitution – de proposer un nouveau chef du gouvernement. Avantage au pouvoir législatif.

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A contrario, la démission de l’ancien chef du gouvernement permet au président la République – le pouvoir exécutif, donc – de choisir la personnalité la plus à même de former un nouveau gouvernement (article 98 de la Constitution). En somme, ce qui se joue présentement sur la scène politique tunisienne est un bon vieux conflit de compétences entre les deux pouvoirs.

Trancher les conflits de compétences

La Constitution a justement pour mission, en plus de garantir les droits fondamentaux, de veiller à la séparation des pouvoirs, et donc de trancher les conflits de compétences. Dès lors, son intervention, sous forme d’interprétation, devrait permettre de clore le débat… en théorie.

La Tunisie ne dispose toujours pas d’une Cour constitutionnelle, qui permettrait d’interpréter la loi fondamentale, en raison de tiraillements politiques qui ont empêché jusqu’ici tout consensus sur la désignation de ses membres. À défaut, ce rôle est exercé de facto par le président de la République, qui s’appuie sur l’article 72 de la norme fondamentale : « Le président de la République veille au respect de la Constitution. » L’exécutif doit donc veiller au respect de la séparation des pouvoirs !

En réalité, la rédaction de l’article 72 fait partie des derniers « vestiges » de la théorie du ministre-juge, qui – avant d’être abolie – octroyait aux ministres la compétence de se prononcer sur les recours intentés contre une décision administrative de leur département.

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Dans la doctrine du constitutionnalisme, c’est la Cour constitutionnelle, organe dont les membres ne sont pas en théorie concernés par les luttes du pouvoir, qui doit interpréter et donner vie au texte. À défaut, ce dernier risque de servir d’instrument de préservation du pouvoir pour l’exécutif, qui l’interprète au gré de ses intérêts conjoncturels.

La Constitution de 2014, dans le but de rompre avec les dérives du régime présidentiel, a fait déplacer le cœur du pouvoir de Carthage vers le Parlement du Bardo ».

Que faire alors face à un blocage du processus d’instauration de la Cour constitutionnelle, et à une menace d’instrumentalisation du pouvoir d’interprétation accordé au président de la République ? Une des solutions pourrait passer par le fait de rappeler que la Constitution « n’est pas seulement un texte juridique, mais qu’elle représente aussi un texte avec valeur d’orientation », comme le mentionnait Raymond Janot, ancien commissaire au gouvernement français. Aussi, il est possible de convoquer l’esprit de la Constitution, d’abord pour orienter le pouvoir d’interprétation du président de la République, et prévenir ainsi le risque d’une éventuelle instrumentalisation.

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Le Parlement au cœur du pouvoir

En l’espèce, cela consisterait par rappeler que la Constitution de 2014, dans le but de rompre avec les dérives du régime présidentiel, a fait déplacer le cœur du pouvoir de Carthage vers le Parlement du Bardo. Le texte dispose en effet que le chef du gouvernement détermine la politique générale de l’État et veille à sa mise en œuvre – contrairement à la Constitution de 1959 qui octroie cette prérogative au président de la République -, et que ledit chef est responsable politiquement de ses actes devant le Parlement, qui lui accorde sa confiance et peut le révoquer via une motion de censure.

Convoquer l’esprit de la Constitution peut aussi permettre de faire émerger une véritable doctrine constitutionnelle, à même de donner une véritable cohérence aux différentes interprétations de la norme fondamentale. Surtout, elle autorise à considérer que la qualité de garant du respect de la Constitution octroyée au président de la République est nécessairement corolaire à son attribut de symbole de l’unité de l’État.

En accédant à la magistrature suprême, le président de la République n’est plus président d’un parti politique, mais d’une Nation toute entière. Il ne s’adresse plus à ses adhérents, mais à tous les citoyens. Dès lors, son interprétation de la loi suprême devrait dépasser ses propres intérêts conjoncturels pour prendre en considération les aspirations du plus grand nombre, incarnées dans une démocratie représentative par les députés de l’Assemblée des représentants du peuple. Ce peut être une piste pour sortir par le haut du marasme ambiant.

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