Le mystère Bouteflika

Voué aux gémonies dans les salons cossus de l’Algérois, le président est accueilli en héraut du développement dans l’Algérie profonde. Préfère-t-on le personnage à son bilan, ou est-ce l’inverse ?

Publié le 16 février 2004 Lecture : 7 minutes.

L’accusation est-elle plausible ? Abdelaziz Bouteflika aurait-il besoin, s’il se présentait devant les électeurs, de recourir à la fraude pour s’assurer un second mandat présidentiel ? Sur la simple base de l’engouement populaire que suscitent ses déplacements à l’intérieur du pays, on peut affirmer que non. Sauf que la presse indépendante, une partie de la classe politique et les salons algérois se font l’écho d’un certain nombre de bruits : les foules enthousiastes en question seraient virtuelles. Pis : ces milliers d’Algériens acclamant leur président auraient été grassement rémunérés pour le faire ! Pourquoi donc le chef de l’État déchaîne-t-il tant de haine dans le microcosme médiatico-politique et, inversement, provoque-t-il autant d’admiration dans l’Algérie profonde, celle qui vote ? Cela tient-il plus à sa personne ou à son bilan ? En fait, sans doute à un peu des deux.
Enfant de la révolution, fils naturel de l’état-major général de l’Armée de libération nationale, Abdelkader el-Mali (son nom de guerre) ne s’est pas fait que des amis aux premières heures de l’indépendance. Ses inimitiés avec des personnalités influentes du système algérien datent de cette époque, quand les frères d’armes de la veille se sont entre-déchirés pour prendre le pouvoir. Il a fait partie des vainqueurs, on ne le lui a pas encore pardonné. S’il peut maintenant compter sur la « famille révolutionnaire », qui regroupe les organisations satellites du Front de libération nationale (FLN), il mise plutôt sur la jeunesse et sur les femmes que sur des héros de la guerre de libération aujourd’hui embourgeoisés.
Quoi qu’il en soit, le personnage ne laisse pas indifférent. Il séduit ses visiteurs, théâtralise ses discours, alternant longues interventions télévisées et tout aussi longues périodes de mutisme. Ses détracteurs dénoncent son autoritarisme, mais seraient malhonnêtes s’ils niaient ses capacités d’écoute. Sa popularité peut paraître bien mystérieuse. Rien n’obligeait les habitants de Bab el-Oued, quartier de la capitale réputé frondeur, à sortir l’acclamer un an après la terrible coulée de boue qui avait emporté plus d’un millier de personnes. Trois Algériens sur quatre étaient soit trop jeunes soit même pas nés au début des années 1970, quand les médias internationaux avaient fait de ce ministre des Affaires étrangères de Houari Boumedienne leur chouchou. Il était alors le chef de la diplomatie d’un pays fier pour les uns, arrogant pour les autres. Une star à sa façon. Quant aux plus âgés, ils semblent souffrir d’une fâcheuse tendance à l’oubli. Non, son parcours n’est pour rien dans la cote du locataire du palais d’el-Mouradia.
Son bilan, peut-être, tout simplement ? Sa plus grande performance, et nul ne semble le contester, est la victoire contre la violence islamiste. La loi sur la Concorde civile, entrée en vigueur le 13 janvier 2000, a fait « descendre » du maquis plus de 6 000 insurgés de l’Armée islamique du salut (AIS), branche militaire du Front éponyme (FIS, dissous en mars 1992). Six mille combattants – soit l’équivalent de l’armée d’un pays voisin comme le Mali – qui déposent les armes, ce n’est pas sans effet. L’insurrection islamiste des années 1990 a été plus que désastreuse (près de 150 000 morts et plus de 15 milliards d’euros de dégâts). En 2003, le bilan des actes terroristes était de 900 morts, dont 460 islamistes. La nette diminution de l’insécurité a permis une relance de l’activité économique, le redémarrage de projets et l’ouverture de nouveaux chantiers. L’accalmie a également permis le retour d’investisseurs étrangers intéressés par le marché algérien. Pour preuve : le taux d’occupation des grands hôtels et l’affluence aux sièges des compagnies aériennes desservant l’Algérie n’ont jamais été aussi élevés.
Durant son mandat, « Boutef » a eu quatre Premiers ministres. Le premier, Smaïl Hemdani, avait été nommé par son prédécesseur, Liamine Zéroual. Le deuxième, Ahmed Benbitour (candidat à la prochaine présidentielle au mois d’avril), a démissionné en août 2000. Le troisième, Ali Benflis, a été limogé en mai 2003 à cause de ses ambitions présidentielles. Enfin, le poste est actuellement occupé par Ahmed Ouyahia, patron du Rassemblement national démocratique (RND). Instabilité politique ? Pas si l’on y regarde de plus près. Ces changements n’ont eu globalement aucune incidence sur la coalition gouvernementale. Celle-ci est toujours composée du FLN (même si les actuels ministres FLN sont des « redresseurs » non reconnus par leur direction, opposée au chef de l’État), du RND et des islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas). Hormis l’épisode du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Sadi, qui a quitté le cabinet en avril 2001, au lendemain des événements en Kabylie, le noyau dur de la coalition a résisté à toutes les épreuves durant le dernier quinquennat. Y compris après les élections législatives de juin 2002, qui avaient bouleversé l’échiquier politique avec le changement dans la hiérarchie islamiste, le Mouvement de la réforme (MRN-Islah) d’Abdallah Djaballah supplantant le MSP avec un plus grand nombre de députés.
Toutefois, solidité ne signifie pas pour autant loyauté. L’opposition parlementaire a réussi à de nombreuses reprises, grâce à la passivité d’élus membres de la coalition, à faire adopter des textes gênant l’action du gouvernement. Un exemple : l’amendement à la loi de finances 2004 proposé par les élus islamistes du MRN-Islah, interdisant l’importation de boissons alcoolisées, a été adopté grâce à la complicité de députés du FLN et du MSP.
Autre dossier : la restauration de l’image de l’Algérie dans le concert des nations. Bouteflika en avait fait une obsession, et il est parvenu à ses fins. Depuis le 1er janvier 2004 et pour deux exercices, son pays est membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Au plan continental, il a participé à l’élaboration du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) consacré par les grands de ce monde. L’échec au niveau régional, à cause des atermoiements autour de l’Union du Maghreb arabe (UMA), ne peut lui être imputé, tant la responsabilité des partenaires semble évidente.
Au plan intérieur, personne ne remet en question la transparence des élections législatives et municipales de 2002. Cela n’empêche pas les doutes de peser sur le prochain scrutin, uniquement parce qu’il est plus que probable que Boutef se lancera dans la course à la présidentielle. Pourquoi ? On attribue au président les malheurs du FLN – le 30 décembre, le tribunal administratif d’Alger a annulé le VIIIe Congrès reconduisant Ali Benflis et prononcé le gel des activités du parti et de ses avoirs financiers. Suspecté, donc, d’instrumentaliser la justice, Bouteflika est en plus accusé par ses détracteurs de préparer une fraude à grande échelle pour s’assurer la victoire. Et ce alors que le code électoral confie la surveillance du scrutin aux seuls partis politiques, que les 20 000 bureaux de vote devraient recevoir un scrutateur pour chaque candidat à l’élection, que les islamistes du MRN-Islah ont pu introduire tous les amendements qu’ils avaient proposés. Pour empêcher toute dérive, les personnalités politiques qui agitent le spectre de la fraude exigent donc un retrait du gouvernement et une participation active de l’armée. Le Premier ministre Ahmed Ouyahia a déjà expliqué à J.A.I. (voir n° 2246) que ce genre de doléances nuisait à la crédibilité des institutions et à la démocratie dont se réclament ces personnalités…
On ne peut évoquer « l’ère Boutef » sans évoquer la crise en Kabylie. Douloureux, voire tragique, ce conflit aura constitué une occasion pour le chef de l’État de briser un tabou vieux de cinquante ans : consacrer l’identité amazigh. Pour des considérations jacobines, les différentes Constitutions de l’Algérie indépendante n’ont jamais reconnu la spécificité culturelle de la minorité berbère. Profitant de la crise, Bouteflika a pu amender la Constitution en introduisant la dimension amazigh dans son préambule, et en reconnaissant au tamazight un statut de langue nationale. Une chose impensable il y a quelques années, tant la question semblait délicate et le poids des forces conservatrices et islamistes, opposées à la reconnaissance de l’identité berbère, important. En revanche, les libertés publiques semblent, elles, avoir pâti durant le mandat de Boutef. Le nombre de procédures contre les éditeurs de la presse privée est considérable. Toutefois, aucun journaliste n’est en prison et il n’y a qu’à parcourir les titres des quotidiens indépendants pour se rendre compte que les menaces agitées sur la liberté d’expression sont moins sérieuses qu’on le prétend. En revanche, l’échiquier politique reste amputé d’au moins deux partis, le gouvernement ayant refusé d’accorder l’agrément à deux formations politiques qui avaient déposé leurs statuts au ministère de l’Intérieur : le Wafa de Ahmed Taleb Ibrahimi, ancien chef de la diplomatie de Chadli Bendjedid, et le Front démocratique de Sid Ahmed Ghozali, ancien Premier ministre.
Enfin, les différentes institutions fonctionnent à un rythme soutenu. Le Parlement ne s’apparente plus à une simple caisse d’enregistrement, le Conseil national économique et social (CNES) a toute marge de manoeuvre pour l’élaboration de ses rapports d’évaluation semestriels. Quant à l’armée, elle a annoncé vouloir se retirer du champ politique et se consacrer exclusivement à sa vocation de défense du territoire, avec quelques prérogatives de police que lui confère l’état d’urgence. Les rapports entre l’état-major et la présidence sont moins conflictuels que ne le laissent entendre les médias, aucun général ne contestant le statut de chef des armées à Bouteflika en sa qualité de chef de l’État.
Pour conclure, qu’il s’agisse du bilan politique ou économique, il est nécessaire de faire un rappel. Le mandat qui expirera le 26 avril au soir aura été marqué par deux catastrophes naturelles (les inondations de Bab el-Oued en 2001 et le séisme de Boumerdès en 2003), le premier crash d’un avion de ligne de la compagnie Air Algérie (à Tamanrasset en février 2003), et le plus grave accident industriel (à Skikda le 19 janvier dernier). Bref, ce quinquennat n’aura pas été de tout repos.

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