La descente aux enfers

Enlèvements et assassinats d’opposants et de journalistes, floraison de milices privées et, pour couronner le tout, une rébellion qui a pris le contrôle de plusieurs grandes villes. Le pays semble sombrer inexorablement dans le chaos.

Publié le 16 février 2004 Lecture : 6 minutes.

Les Gonaïves, Gros-Morne, Ennery, L’Estère, Petite-Rivière-de-l’Artibonite, Trou-du-Nord, Anse-Rouge et Saint-Raphaël, des agglomérations aux mains de civils drogués et armés de gourdins, de fusils de chasse ou de kalachnikovs. Saint-Marc, Grand-Goâve et Dondon, prises par les insurgés, puis reconquises par la police, un corps d’élite de 5 000 membres chargé d’assurer à la fois la sécurité intérieure et la défense nationale depuis le dissolution de l’armée par le président Jean-Bertrand Aristide au milieu des années 1990.
Tirs d’armes automatiques, également, au Cap-Haïtien, la deuxième ville du pays désormais privée d’électricité et où aucune voiture ne circulait, à la mi-février, faute de carburant. Échauffourées à Jacmel, coquette cité célébrée par René Depestre dans Hadriana dans tous mes rêves (Prix Renaudot 1988). Mise à sac de commissariats, populations fuyant les combats, entassées dans des tap-taps, les fameux cars de transport collectif bariolés, ou à pied, baluchons sur la tête. Construction de barricades et déchoukages (lynchages) dans les rues de Port-au-Prince. Haïti, première République noire de l’Histoire, commémore à sa manière, dramatique, violente, parfois cruelle, le bicentenaire de son indépendance.
La chute des Gonaïves, 200 000 habitants, quatrième ville du pays, a valeur de symbole. C’est là, en effet, qu’a été prononcée, le 1er janvier 1804, la Déclaration d’indépendance. Et c’est de là que sont parties, en 1985, les premières manifestations qui conduiront, un an plus tard, à la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier (« Bébé Doc »), chef de l’État de 1971 à 1986. Désormais, cette cité située à 170 kilomètres au nord-ouest de Port-au-Prince, la capitale, et réputée pour son panthéon vaudou, est entièrement sous le contrôle de quelque 300 membres d’un mystérieux Front de résistance révolutionnaire de l’Artibonite, nouvelle dénomination de « l’Armée cannibale » – ça ne s’invente pas ! – , milice du président Jean-Bertrand Aristide, en rébellion ouverte contre ce dernier depuis le mystérieux assassinat, de plusieurs balles dans la tête, de son chef, Amiot Métayer, en septembre 2003.
Manifestations et contre-manifestations violentes, enlèvements d’opposants et de journalistes, assassinats, floraison de milices privées et, pour ne rien arranger, au début d’une année 2004 annoncée sur les panneaux publicitaires comme « festive », une rébellion armée. Comme du temps des sinistres « tontons macoutes » de Duvalier père et fils et autres « attachés » de la dictature militaire du général Raoul Cédras (1991-1994), Haïti, tiers d’île de 8 millions d’habitants adossé à la République dominicaine et, certainement, le plus africain des États caraïbes, renoue avec ses vieux démons. Depuis plusieurs mois, l’opposition républicaine est à couteaux tirés avec le président Jean-Bertrand Aristide, prêtre défroqué, élu une première fois en décembre 1990, renversé par l’armée en octobre de l’année suivante, exilé à Caracas, puis à Washington, rétabli dans ses pouvoirs d’octobre 1994 à février 1996 par la grâce de l’administration Clinton, du Black Caucus américain et des Nations unies, revenu à la tête de son pays à la fin de 2000, après une semi-retraite de quatre ans.
« Aristide est un danger pour notre pays », proclame, sans le moindre sens de la nuance, Yvon Siméon, représentant pour l’Europe de la Convergence démocratique haïtienne, qui regroupe une partie de l’opposition. « De fait, gouverner ne l’intéresse pas. Son unique préoccupation, c’est de rester au pouvoir et de disposer à sa guise des prébendes de l’État. Pour parvenir à ses fins, il n’hésite donc pas à recruter des hommes de main, à faire enlever ses adversaires, à interdire leurs marches. Bref, aujourd’hui, Aristide, le fameux petit père des pauvres, est à la tête d’une association de malfaiteurs… »
Rompue elle-même aux jeux d’appareils, à l’agit-prop et au nomadisme politique, l’opposition reproche à Aristide, ancien partisan de la Théologie de la libération marié depuis 1996 avec une avocate américaine d’origine haïtienne, d’avoir abandonné son idéal, de se servir dans les caisses de l’État, de se préparer à tordre le cou à la Constitution pour s’installer ad vitam aeternam au pouvoir. Mais aussi, sans d’ailleurs en apporter la preuve, d’être l’un des parrains du trafic de drogue dans les Caraïbes, de se complaire dans la palabre stérile et de persister à faire des promesses mirifiques à la population alors que, deux siècles après l’indépendance, le pays est en guenilles. La moitié des enfants de moins de 5 ans, en effet, ne mangent toujours pas à leur faim, un adulte sur deux ne sait ni lire ni écrire, une bonne partie de la population n’a pas accès à l’eau potable et la mortalité infantile est la plus élevée de toute l’Amérique. « Aristide doit en tirer les conséquences et s’en aller », poursuit Yvon Siméon, ex-diplomate aujourd’hui exilé à Paris.
Pour ne rien arranger, Haïti est, depuis le 12 janvier dernier, sans Parlement. Le mandat des députés est arrivé à terme, sans que pouvoir et opposition aient pu trouver un compromis sur les modalités d’organisation de nouvelles élections législatives. « Nous n’accepterons plus de servir de faire-valoir à un homme qui, à maintes reprises, a prouvé qu’il n’avait pas de parole », explique un écrivain proche de l’opposition. La Convergence démocratique et le Groupe des 184 (qui rassemble des étudiants, des hommes d’affaires, des intellectuels et des artistes) accusent par ailleurs Aristide de se réfugier dans des faux-fuyants pour tenter de justifier un bilan aussi « calamiteux ». Ils réclament donc la démission du président de la République, son remplacement par un juge constitutionnel, la mise en place d’une structure exécutive de neuf « sages » chargée de désigner un Premier ministre de transition et de liquider les affaires courantes, en attendant la tenue d’un nouveau scrutin.
Cela dit, si elle n’a pas de mots assez durs pour vitupérer les dérives du pouvoir, l’opposition hésite à faire tandem avec une rébellion armée composée, pour l’essentiel, de repris de justice, de voyous et de trafiquants de drogue en rupture de ban, recrutés naguère à Raboteau, le grand bidonville des Gonaïves, pour servir de gros bras à Aristide. « Nous distinguons le mouvement populaire, qui demande le départ d’Aristide et que nous soutenons, des forces insurrectionnelles armées auxquelles nous ne nous identifions pas, souligne prudemment le socialiste Micha Gaillard. Nous nous en tenons à une stratégie pacifique. » « Par conviction et par éducation, je me suis toujours interdit de recourir à la violence pour parvenir à mes fins. Nous voulons proposer à nos concitoyens un programme de substitution », ajoute Yvon Siméon.
En face, les partisans d’Aristide mettent l’opposition et les insurgés de l’Artibonite (province du Nord-Ouest) dans le même sac : « des putschistes et des terroristes ». Le président, qui a encore démontré à l’occasion de bains de foule, ces dernières semaines, que sa popularité était intacte auprès des laissés-pour-compte de Cité Soleil, le mégabidonville pestilentiel de Port-au-Prince, est persuadé que l’agitation actuelle est entretenue à dessein depuis leur exil par ses tombeurs de 1991, tout en oubliant que beaucoup de ses adversaires de l’intérieur étaient, à l’époque, de farouches opposants au régime dictatorial du général Raoul Cédras.
Aristide (51 ans) se plaint par ailleurs du manque de soutien des États-Unis, de la France et de l’Union européenne, qui ont gelé depuis quatre ans une grande partie de l’aide internationale à son régime pour causes d’élections « frauduleuses » et de violations « flagrantes » des droits de l’homme. Dès l’annonce de l’insurrection, Paris a appelé « à l’arrêt immédiat de toutes les violences, d’où qu’elles viennent », tout en déconseillant à ses ressortissants de se rendre en Haïti. Les Nations unies, tout comme l’Organisation des États américains, craignent que les affrontements ne débouchent sur une « crise humanitaire majeure. » Et les États-Unis travaillent déjà sur l’hypothèse d’une « démission » du président haïtien, dont le mandat actuel ne s’achève normalement qu’en 2006. S’ils parviennent à leurs fins, que feront-ils alors d’un homme que certains, au sein de l’administration Bush, considèrent comme un « illuminé » ? « Titid », dont le slogan fétiche – Tout moun, se moun (« Tout homme est un homme et a droit, pour cela, au respect ») – suffisait à enflammer les bidonvilles d’Haïti, abandonnera-t-il toute activité politique pour une paisible retraite avec son épouse et leurs deux enfants dans la somptueuse propriété familiale de Tabarre, sur les hauteurs de Port-au-Prince ? Empruntera-t-il, au contraire, les chemins de l’exil ? Pourquoi pas ? Après tout, dans un pays où la politique est un sport national, on n’est jamais à court d’idées, quitte à s’inspirer de l’Histoire. Ainsi, sur les trente-sept chefs d’État qui se sont succédé à la tête d’Haïti entre Jean-Jacques Dessalines, le « père de l’indépendance », et François Duvalier (1957-1971), le tristement célèbre « Papa Doc », six sont décédés au pouvoir de mort naturelle. Quatorze ont été destitués, cinq renversés par un coup d’État, quatre autres tués alors qu’ils étaient en fonction. Et huit sont morts en exil.

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