De Kigali à Grozny

Le reporter de guerre américain Stanley Greene expose ses photos de Tchétchénie. Un témoignage nécessaire et accablant.

Publié le 17 février 2004 Lecture : 5 minutes.

« Un journaliste doit avoir un cerveau, du cran, mais surtout de l’humanité », explique Stanley Greene. Pas de doute, il possède les trois. Et il s’en sert. Photojournaliste engagé pour la cause tchétchène depuis 1993, il ne cesse de jeter ses clichés à la face du monde. L’écrivain français André Glucksmann dit de lui qu’il est le « très rare témoin d’une horreur de longue durée » et que son objectif « n’a jamais la larme à l’oeil ». Son diaphragme s’ouvre et se ferme sur les rebelles armés et les civils de cette région oubliée et meurtrie. Greene revendique sa subjectivité, affirmant que « sa colère est totale ». « Dès que j’en aurai l’occasion, je parlerai, je dénoncerai. Je ne peux pas fermer les yeux. »
En espérant que ceux qui ouvriront les leurs sur ses photos ne pourront plus les refermer, il a classé, légendé et mis en pages ses images. Il a ajouté des fragments de son journal, des témoignages, des planches-contact, une chronologie de l’enfer. Le résultat est un livre essentiel, Plaie à vif, Tchétchénie 1994 à 2003, où il est écrit : « Regardez cette plaie ouverte et vous verrez le passé. Regardez de plus près et vous verrez l’avenir. » L’ouvrage est un document journalistique rigoureux et profond. C’est aussi un document historique précieux qui porte la marque très personnelle du photographe et recrée l’atmosphère dans laquelle il a travaillé tout au long de ces années.
« C’est un livre de douleur » pour les Tchétchènes et pour les Russes, car « les larmes ont le même goût chez tout le monde, affirme Greene. Les gens qui apparaissent dans le livre, je les ai connus, je leur ai parlé. » Il y a Zelina qui, depuis la mort de son fils, passe des heures à sa fenêtre, scrutant le vide. Il y a le regard terrorisé d’un jeune appelé russe et celui, volontaire, de la belle Asia, qui porte le pantalon des combattants. On s’étonne qu’avec sa peau chocolatée et son accent chewing-gum de Noir américain Stanley Greene soit passé aussi inaperçu qu’il le dit. A-t-il eu peur ? Il écrit : « En Tchétchénie, la peur vous colle à la peau. Elle vous suit comme votre ombre. La mort est partout, traînant son odeur, ses sons, sa réalité. […] Quand il s’agit de photographier l’événement, il n’y a aucun lieu sûr. Il faut être dedans. » Stanley précise : « Je ne suis pas une tête brûlée. Cette histoire doit être racontée, c’est tout. » Il est calme, mais pas calmé. Il critique Poutine et Eltsine, dénonce l’hypocrisie occidentale face au génocide en marche. Met en garde : « L’escalade sera terrible. »
Les yeux sont perçants, les mains expressives, le crâne rasé, et la barbe poivre et sel doit dater de deux jours. À 55 ans, il traîne une carcasse de géant moulée de cuir des pieds à la tête et porte des bagues à tous les doigts. Au lobe de son oreille : une boucle d’argent ; à droite : un minidiamant. Un look de rocker, vestige vestimentaire d’une époque où, dans le San Francisco des années 1970, du punk et de la drogue, il photographiait les groupes de musique. Avant cette période « mauvais garçon », le New-Yorkais de naissance a fait ses premiers pas de photographe à 11 ans, avec un Kodak offert par des parents qui le voyaient bien comédien, comme eux. Son père appartient au Renaissance Movement, un groupe d’artistes qui promeut la culture noire aux États-Unis, et il a légué à son fils un caractère bien trempé et une personnalité originale. Stanley a d’abord voulu être peintre. Mais en 1971, il a croisé la route du grand photoreporter W. Eugene Smith, dont il est devenu l’assistant et qui l’a poussé à s’inscrire à la New York School of Visual Arts pour apprendre les bases de la photographie. Après l’Institut d’art de San Francisco et le milieu du rock, Stanley a travaillé pendant dix ans comme photographe de mode. Il aime dire qu’il est devenu reporter de guerre « par accident ».
C’était en Mauritanie, au début des années 1990. Parti pour photographier les bibliothèques millénaires de Chinguetti, il rompt avec sa petite amie. Troublé, il monte dans le mauvais bus et se retrouve à la frontière avec le Mali. « J’attendais de pouvoir repartir quand un groupe de Touaregs m’a littéralement kidnappé et emmené dans un camp de réfugiés où les gens mouraient par dizaines. Ils m’ont demandé de prendre des photos comme un vrai reporter alors que je n’étais qu’un photographe de mode perdu dans le désert. Je ne savais pas comment m’y prendre. J’ai photographié une femme qui n’avait plus la force de chasser les mouches de son visage comme j’aurais photographié un mannequin. Pour moi, ce fut un échec. » Mais aussi un déclic : il abandonne la mode et part au Sud-Soudan. Commence à couvrir les guerres et les famines africaines, jusqu’au génocide rwandais de 1994. « C’est mon expérience la plus horrible. S’il n’y avait pas eu le Rwanda, je n’aurais peut-être pas eu le courage d’aller en Tchétchénie. »
Après avoir sillonné l’Afrique, il rejoint Grozny. « Là-bas, les crochets du pays sont entrés dans ma chair. » Il veut témoigner de ce que vivent les Tchétchènes au quotidien. À plusieurs reprises, pourtant, il s’interroge : « Qu’est-ce que je fais là ? » La réponse se trouve du côté d’Eugene Smith. Comme lui a conseillé son maître, Stanley « donne en retour » à ceux qu’il photographie. D’où le livre, qui fait la somme d’une vingtaine de voyages sur place. « Eugene m’a aussi appris qu’un appareil photo n’est pas un bijou à porter autour du cou, mais un outil, au même titre qu’un marteau ou une enclume. Il détestait l’injustice et, encore aujourd’hui, je ressens sa peine et sa colère. On m’a dit récemment qu’il aurait été fier de mon travail. Cela m’a beaucoup touché. »

Plaie à vif, Tchétchénie 1994 à 2003, de Stanley Greene, édité en Grande-Bretagne par Trolley (www.trolley.com), 229 pp., 59,95 euros. Stanley Greene est membre de l’Agence VU et la Galerie VU organise, du 16 janvier au 28 février 2004, une exposition d’une sélection de ces images, « Fragments de guerre ».
Galerie VU, 2, rue Jules-Cousin, 75004 Paris, tél. : (+ 33) 1 53 01 05 05, www.agencevu.com

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