Calme et fureur à Port-au-Prince

Publié le 17 février 2004 Lecture : 4 minutes.

Chaque début janvier, le village de Bajo, au nord-ouest de Port-au-Prince, vit comme le reste de Haïti, au rythme des cérémonies vaudoues. Hommes, femmes et enfants, villageois et ceux venus de loin, se retrouvent pour danser, chanter et observer les serviteurs vaudous, les mambo et hougan, possédés par les loas, les esprits. C’est un temps de partage et de spiritualité. Le rhum coule à flots. Sur la place centrale, les femmes
préparent les plats traditionnels à la sauce pois blancs, tout en gardant un il sur les enfants qui se baignent dans la rivière, quelques mètres plus bas. Dans ce petit village, les réalités politiques paraissent lointaines (lire pp. 22-24) : aucun slogan contre ou à la gloire du président Jean-Bertrand Aristide, ni de coups de feu tirés en pleine nuit. Mais les habitués vous font vite remarquer que la situation n’est pas aussi normale qu’il n’y paraît : « Nous sommes moins nombreux que l’an passé, les gens ont peur », explique un villageois. Pour rejoindre Bajo, il faut traverser Les Gonaïves, ville en proie aux
violences depuis le meurtre, le 22 septembre 2003, d’Amiot Métayer, le chef de « l’Armée des cannibales ». Cette bande armée, autrefois proche du pouvoir, crie vengeance et réclame, elle aussi, la démission du chef de l’État avant la fin de son mandat, en 2006.
Dans les années 1980, Jean-Bertrand Aristide était un des fers de lance des mouvements de protestation qui permirent de mettre terme, en 1986, au régime dictatorial de Duvalier. En décembre 1990, il est élu président avec 67 % des suffrages. Dix mois plus tard, il est renversé par un coup d’État militaire. Il lui faut attendre 1994 pour retrouver le pouvoir grâce à une intervention militaire américaine. Ne pouvant accumuler deux mandats successifs, il laisse en 1996 la place à l’un de ses plus proches alliés, René Préval. En février 2001, il se présente à nouveau et remporte 90 % des votes à l’issue d’un suffrage contesté. Depuis lors, l’opposition n’a cessé de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme et de réclamer son départ. Les manifestations se multiplient. Avec plus ou moins d’intensité selon les jours.
Par temps calme, les marchés se remplissent. Le son des klaxons se mêle, dans une cacophonie non sans charme, à celui des autoradios qui passent en boucle les morceaux de Boukman Eksperyans et de RAM, les groupes haïtiens les plus réputés. Les femmes arpentent les collines de la capitale, transportant sur leur tête sacs de riz et seaux d’eau. Une minorité d’enfants, parés de leur uniforme bleu clair, retrouvent les bancs de l’école. Les autres jouent dans la rue. Sur les hauteurs de la ville, dans les quartiers riches, là où l’air est plus respirable, les gardes armés des maisons coloniales, qui rappellent la richesse passée du pays, vaquent à leur occupation favorite, dormir. Mais cette période de trêve est courte, car rien ne semble pouvoir atténuer la fronde des mécontents.
La fureur commence, en général, dès le petit matin. Des pneus enflammés bloquent le passage des artères stratégiques, répandant dans la capitale une odeur pestilentielle. Le nuage de fumée s’épaissit. Ceux qui le peuvent restent chez eux, en écoutant, d’une oreille attentive, les coups de feu se rapprocher ou s’éloigner de leur quartier. D’autres, courageux, se rendent au travail en empruntant les tap-taps. Ces bus ou camions-taxis, bariolés de couleurs extravagantes, foncent tous azimuts sur la chaussée défoncée, slalomant entre les tas d’ordures et les voitures brûlées. Chacun ne redoute qu’une chose : l’intervention des « chimères », ces bandes armées alliées au pouvoir. Elles n’hésitent pas à tirer sur la foule et à tabasser les manifestants. Le calme revenu, elles retournent dans l’antre de Cité Soleil, leur fief, un immense ghetto de 200 000 habitants, qui s’étend le long de la mer. Sans électricité ni eau courante, il demeure résolument fidèle à Jean-Bertrand Aristide, le « prêtre des bidonvilles ».
Surnommée la « Perle des Antilles », l’île fait aujourd’hui partie des États les plus pauvres au monde. Les touristes, autrefois charmés par ses petites criques aux eaux bleu turquoise, ont déserté ce pays, où il n’y a plus rien… « De la misère, que la misère », raconte Julien, étudiant en comptabilité à l’université de Port-au-Prince. Dès que je pourrai, je partirai aux États-Unis. » À Miami, plus exactement, la ville dont rêvent tous les jeunes Haïtiens.
Dans ce pays, où l’on accorde une grande importance aux signes, la célébration sans faste du bicentenaire de l’indépendance (1804-2004) est interprétée comme un mauvais présage. « Nous nous sommes condamnés pour les cent prochaines années », explique Edelle, une prêtresse vaudoue. Ce n’est pas l’avis de Joël Lorquet, imprimeur à Port-au-Prince. « Il faut apprendre de nos erreurs, et avancer. » Un discours qui ne convainc pas Julien : « La politique gangrène notre pays. » Lorsqu’on l’interroge sur l’un des leaders les plus en vue de l’opposition, André Apaid, il vous regarde l’air surpris et réplique : « Encore un bourgeois ».

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires