Abou Musab al-Zarkawi

Considéré comme le principal cerveau des attentats, ce Jordanien proche de Ben Laden est aujourd’hui l’homme le plus recherché d’Irak.

Publié le 16 février 2004 Lecture : 7 minutes.

Dans ce far west chaotique qu’est devenu l’Irak « libéré », il fallait que la décision soit prise par le shérif lui-même. Le 11 février, Paul Bremer a donc fait placarder sur les murs de Bagdad une affiche en quadrichromie annonçant que la mise à prix d’Abou Musab al-Zarkawi avait doublé. La tête de ce Jordanien de 37 ans, considéré comme le chef opérationnel d’el-Qaïda le plus actif et le plus dangereux du moment, vaut désormais 10 millions de dollars : de quoi assurer une longue vie à qui le dénoncera… Toute analyse, toute information concernant l’Irak doit certes plus que jamais tenir compte d’un contexte précis, celui de l’élection présidentielle américaine de novembre. À défaut d’avoir pu exhiber les cadavres de Ben Laden, du mollah Omar ou d’Ayman al- Zawahiri, l’accession de Zarkawi au titre de « Most Wanted Man » présente à cet égard un double avantage : il est certainement moins difficile de capturer ou de tuer un homme en Irak que d’en dénicher trois dans le triangle des Bermudes des montagnes pachtounes. Et ce même trophée, à condition de tordre quelque peu le bras à la vérité, pourrait bien offrir à George Bush un ersatz de lien entre le régime déchu de Saddam Hussein et la nébuleuse terroriste responsable du 11 septembre 2001. Dans la course à la Maison Blanche, cela ne se refuse pas…

Nul n’est donc tenu de prendre pour argent comptant la liste impressionnante des attentats, assassinats et autres complots maléfiques que l’administration américaine en Irak attribue depuis quelques jours à Abou Musab al-Zarkawi. Tenu pour responsable de quatre attentats à la voiture piégée qui ont fait plus de deux cents morts depuis le 1er février, Zarkawi aurait, si l’on en croit les proches de Paul Bremer, concocté ceux qui ont visé en 2003 le QG de l’ONU à Bagdad, l’ambassade de Jordanie, le siège du détachement de la police italienne, la Grande Mosquée de Nadjaf ainsi qu’une douzaine de commissariats et de centres de recrutement. Lui-même, dans un message enregistré sur CD saisi fin janvier après l’arrestation de l’un de ses lieutenants, aurait revendiqué vingt-cinq actions de ce type depuis mai 2003. Une véritable frénésie meurtrière qui a fait de cet homme à demi impotent – sa jambe gauche est artificielle – un mythe redouté en pays sunnite. Et le serial killer numéro un aux yeux des médias américains.
Ahmed Fadil Nazzal al-Khalayleh est né en 1966 à Zarka (d’où son pseudonyme), une modeste bourgade de l’est de la Jordanie. Fils d’un petit fonctionnaire municipal, il appartient à la tribu des Beni Hassan, qui vit à cheval sur la frontière jordano-irakienne. Nombre de ses parents sont irakiens et lui-même s’est toujours perçu comme une sorte de binational, aussi à l’aise à Bagdad qu’à Amman. Comme des milliers de jeunes musulmans à cette époque, il abandonne le lycée pour répondre, vers la fin des années 1980, à l’appel du djihad afghan. Il intègre une filière, se fait désormais appeler Abou Musab al-Zarkawi et va se battre contre les Soviétiques. De retour à Zarka en 1991, c’est un autre homme qui réintègre le domicile familial. Il passe des heures à mémoriser le Coran et consacre le reste de son temps à gérer une boutique de location de cassettes religieuses. Son père est mort et la famille vit mal d’une maigre pension mensuelle. Zarkawi, qui fréquente assidûment les mosquées ainsi que les plus radicaux parmi les Frères musulmans de la ville, se marie. Début 1992, sa boutique fait faillite. S’il n’a pas le don du commerce, il a celui de l’action et surtout de l’organisation. Le voilà prêt à plonger dans l’univers trouble de la clandestinité.
Novembre 1993 : la police jordanienne procède à un vaste coup de filet parmi les « Afghans » du royaume, considérés comme dangereux. Zarkawi est du lot. Arrêté, détenu sans jugement, il ne sera libéré que cinq ans plus tard, à la faveur d’une amnistie générale. De nouveau recherché – on le soupçonne de fomenter des attentats contre des touristes occidentaux -, il choisit de fuir. Direction Peshawar, au Pakistan, où il s’installe comme vendeur de miel et contacte le réseau el-Qaïda. Fin 1999, Zarkawi traverse la frontière afghane et se rend à Kandahar où il est, pour la première fois, présenté à Ben Laden. S’il fait allégeance au Saoudien, il n’en conserve pas moins sa personnalité, son autonomie et ses ambitions propres. Son objectif est de renverser la monarchie jordanienne, et ses recrues, qu’il commence à faire venir en Afghanistan via l’Iran, sont pour l’essentiel des jeunes de sa tribu, les Beni Hassan. Reste que Ben Laden tient son fougueux lieutenant par l’argent. Zarkawi a constamment besoin de fonds et doit accepter en échange d’élargir ses cibles bien au-delà de la Jordanie. Depuis Herat, où il s’est installé, Abou Musab envoie donc des hommes en Tchétchénie, en Turquie, en Géorgie, en Allemagne et en Grande-Bretagne, se constituant un petit réseau personnel au service d’el-Qaïda. Jaloux de son indépendance, il insiste pour que tous les ordres opérationnels à ses militants ne soient donnés que par lui.

la suite après cette publicité

Fin 2001, les États-Unis écrasent le régime des talibans sous un tapis de bombes. Zarkawi accompagne Ben Laden dans sa fuite jusqu’aux grottes de Tora Bora. C’est là qu’il reçoit à la jambe une blessure telle qu’elle nécessitera quelque temps plus tard une amputation. Entouré de quelques fidèles, qui ne l’appellent entre eux que sous des noms de code (« Habib », « Muhammad », « Ali »…), Abou Musab al-Zarkawi parvient à gagner l’Iran. Jusqu’en mai 2002, bénéficiant de complicités manifestes au sein des services de police locaux, il se soigne à Téhéran et commandite par téléphone des opérations terroristes, notamment en Jordanie et en Allemagne, qui n’aboutissent pas. Mais l’étau se resserre. La CIA, qui le suit à la trace depuis 1999, fait figurer son nom aux côtés de celui des fils de Ben Laden sur une liste de douze chefs d’el-Qaïda remise aux autorités iraniennes afin qu’elles les lui livre. Discrètement prévenu, Zarkawi s’enfuit à nouveau. Direction l’Irak. Entre mai et juillet 2002, il subit une amputation et la pose d’une jambe artificielle dans une clinique de Bagdad. Sa présence n’a certes pas pu échapper à la police de Saddam Hussein, et il n’en faut pas plus pour qu’aujourd’hui les faucons de l’administration Bush voient en Zarkawi le chaînon qui leur manquait cruellement entre Ben Laden et le raïs déchu. Un lien extrêmement ténu, certes. Mais à défaut d’armes de destruction massive, il s’agit à ce jour de l’unique justification « présentable » de l’invasion de l’Irak…
Rétabli, Zarkawi gagne la petite localité de Khurmal dans le nord-ouest de l’Irak, à la frontière iranienne, dans une zone interdite à l’armée de Saddam depuis 1991. Là, le mouvement fondamentaliste à dominante kurde Ansar al-Islam a établi un camp d’entraînement et une sorte d’enclave islamiste où nombre d’« Afghans » ont trouvé refuge. Depuis ce sanctuaire, Abou Musab assiste au démantèlement de ses réseaux britannique, allemand et français – opérations au cours desquelles seront saisis des bidons de cyanide et de ricin hautement toxiques. Selon la police marocaine, c’est au cours d’une réunion commanditée par Zarkawi et tenue à Istanbul en janvier 2003, en présence de plusieurs de ses émissaires et de Mohamed Guerbouzi, « émir » du Groupe islamique combattant marocain, qu’auraient été planifiés les attentats qui devaient endeuiller Casablanca quatre mois plus tard. Plus que jamais, l’enfant de Zarka devient une cible à abattre.

Le 21 mars 2003, jour J + 2 de la guerre américaine contre l’Irak de Saddam Hussein, 45 missiles de croisière s’abattent sur le camp de Khurmal. Abdoul Hadi Daghlas, alias Abou Taisin, le bras droit de Zarkawi, meurt ainsi que bon nombre de militants d’Ansar al-Islam. Mais celui que les Américains visaient avant tout en réchappe par miracle. Zarkawi passe la frontière et se cache au Kurdistan iranien, muni d’un passeport syrien. Puis il pénètre à nouveau en Irak, sans doute vers le début du mois de juillet 2003. Nul ne le voit, nul ne l’entend : les voitures piégées parlent désormais pour lui. Persuadés qu’Abou Musab al-Zarkawi ne cesse de se déplacer et qu’il s’est même rendu une nuit chez lui, à Zarka, rendre visite à sa mère, à son épouse et à ses jeunes enfants, les Américains, aidés en cela par les services spéciaux jordaniens, le recherchent activement. Le 12 janvier 2004, l’un de ses lieutenants, le Pakistanais Hassan Ghul, est arrêté alors qu’il tente de franchir la frontière iranienne. Très rudement interrogé – pour ne pas dire torturé -, il finit pas livrer l’adresse d’une planque où la CIA met la main sur un CD-Rom. Une déclaration de soixante minutes y est enregistrée, que Ghul était, si l’on en croit les Américains, censé acheminer ultérieurement au Pakistan afin qu’elle soit remise à Oussama Ben Laden.
Sans que l’on sache très bien si la voix qui l’ânonne est celle de Zarkawi ou de l’un de ses porte-parole, le message contenu est clair. Il faut « réveiller la jeunesse sunnite d’Irak » et pour cela « porter la guerre contre les chiites », considérés comme des « sectaires pervers » et des « collaborateurs » de l’occupant. Le djihad contre les Américains doit être poursuivi « par tous les moyens possibles », conclut Zarkawi, car si l’insurrection échoue, « alors, nous n’aurons plus d’autre choix que de rassembler nos affaires et d’aller dans un autre pays où nous pourrons à nouveau brandir fièrement notre glorieux drapeau… ».

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires