Moi Ibrahim, passeur repenti

Après avoir tenté de rallier l’Europe, un jeune Ivoirien a mis en place son propre réseau. Il milite aujourd’hui contre l’exploitation des candidats à l’exil.

Publié le 17 janvier 2006 Lecture : 6 minutes.

L’homme ne paie pas de mine. Ni grand ni costaud. Mais souvent un petit sourire en coin qui en dit long. Deux fois il a failli mourir. Au large des côtes siciliennes et à la frontière Mali-Algérie. Mais il a de la ressource. Ibrahim Ouattara est né il y a vingt-sept ans à Abidjan. Son père est économe de lycée. Lui-même a passé un brevet technique en tôlerie automobile et soudure. Ce n’est pas un va-nu-pieds. Simplement, « ce n’était pas mon ambition de rester en Côte d’Ivoire ».
La politique, ce n’est pas son affaire, non plus. Un jour de 1999, il tente sa chance. « Je vivais à Bassam avec mes parents. Un matin, je leur ai dit : « Je vais à Cocody pour dire bonjour à ma tante ». J’avais 300 000 F CFA en poche, et j’ai pris le car à Adjamé pour Bamako. » Là, un compatriote qui n’a pas réussi à passer en Europe, un desperado, lui dit : « Le Maroc, c’est la galère. Va en Libye. Ça paie bien. » Ibrahim se retrouve avec 150 autres clandestins dans un camion en plein désert libyen. Chacun a ses galettes et son bidon de 10 litres d’eau. Mais plus que la faim et la soif, il redoute les pillards.
Un matin, le camion croise un groupe d’hommes armés. « Ils nous ont dit de descendre et de nous asseoir en rang, comme des prisonniers. Là où j’étais assis, j’ai mis 150 000 F CFA dans le sable, et j’ai gardé 50 000 francs sur moi. Ça a marché. Ceux qui ont tout laissé dans leur sac, ils ont été dépouillés. » Ibrahim s’en sort bien. Pas les jeunes femmes qui voyagent avec lui. Plusieurs d’entre elles sont violées derrière une dune. Le chauffeur du camion et ses trois apprentis étaient-ils complices ? « Oui, c’est sûr. Ils ont bu le thé et mangé avec les pillards. Mais tu ne peux rien faire. Tu vas te plaindre à qui ? »
Arrivé dans le Nord libyen, Ibrahim fait soudeur et tôlier dans plusieurs garages. Au bout de deux mois, il appelle enfin ses parents. « Mon père m’a dit : « Ta mère ne cesse de pleurer. » » Il gagne assez d’argent pour se payer un passage vers la Sicile. Tarif : 1 500 dollars. Les passeurs sont libyens et soudanais. L’embarquement est prévu de nuit à Zuara, à 80 km à l’ouest de Tripoli. Mais auparavant, les clandestins doivent remettre le bateau en état. Eux-mêmes. Coup de chance, Ibrahim est bon soudeur. « Dans les pinasses, il y a un pot d’échappement. Il faut bien le souder, sinon l’eau rentre et peut aller jusqu’au moteur. »
À bord, ils sont une cinquantaine. Des Africains pour la plupart. Dont une femme de Kinshasa et son bébé. Il y a aussi une quinzaine de Bangladais. Trois passagers voyagent gratuitement. Le pilote – « C’est un Sénégalais. Il nous a dit qu’il était pêcheur, mais bon… » -, le « boussolier » et le mécanicien – « Un Malien. Heureusement qu’il était bon, celui-là… ». Toutes les quatre ou cinq heures, le moteur tombe en panne. Et à chaque fois, les vagues ramènent le bateau en arrière. Dans la barcasse, un Ghanéen se dit électricien. Il réussit à réparer. Mais les jours passent et les réserves s’épuisent. « On n’avait que trois jours de vivres. Au bout d’une semaine, quelques-uns ont commencé à mourir. De faim et de froid. Certains sur mes pieds. Le froid qu’il y a dans la mer, il n’y en a nulle part sur la terre. »
Après douze jours de mer, treize passagers sont morts. En majorité des Bangladais. « Ils ne sont pas durs comme nous autres. » Une prière, et le corps est jeté par-dessus bord. « Les derniers jours, c’était épouvantable. Il fallait boire son urine. Ou de l’eau de mer. À la fin, la mort, je m’en fichais. D’ailleurs, on l’attendait tous. » Et puis, la côte sicilienne apparaît. « À ce moment-là, chacun a commencé à respirer très fort et à prier son Dieu. » La maman congolaise et son bébé sont saufs.
Manque de chance pour Ibrahim, les autorités italiennes décident de refouler tous les survivants de ce bateau. « J’ai essayé de me faire passer pour un autre. En changeant de nom, en parlant un coup français un coup anglais, j’ai réussi à tenir cinq mois dans le campo, mais les Italiens ont fini par m’identifier avec mes empreintes digitales, et ils m’ont mis dans un avion pour le Sénégal. »
Ibrahim ne se décourage pas. « Je ne voulais pas être un desperado et rentrer à la maison les mains vides. » C’est une question de fierté. Il doit passer coûte que coûte. Cette fois, ce sera par le Maroc. Après une longue route par le Mali et l’Algérie, il arrive aux portes de Melilla, l’une des deux enclaves espagnoles en terre marocaine. « Quatre fois, j’ai réussi à passer la clôture, mais les policiers tiraient un produit paralysant et ils me ramenaient côté marocain. Tu sais, les Blancs, c’est des sorciers. » Nouvelle tentative par la mer. « On a embarqué près de Tanger. Au bout de 500 mètres, le bateau est tombé en panne. Là, je me suis dit : la mer, ce n’est pas ma chance. »
Ibrahim change alors de projet. Il ne sera plus migrant, mais passeur. Au cours de ses périples, il a rencontré un officier de la gendarmerie algérienne. Un haut gradé. « Moyennant 1 500 euros par mois, il m’arrangeait tout sur le territoire algérien. » Ibrahim s’équipe. Des véhicules pour transporter cinq ou six personnes à la fois dans le Sahara. Et un téléphone satellitaire. Tarif pour l’Espagne : entre 1 700 et 3 000 euros, selon l’itinéraire.
Dans ce « métier », la plupart sont anglophones. Nigérians ou Ghanéens. Chez les francophones, Ibrahim devient « le grand passeur ». « On m’appelait aussi « IB le sénateur » parce que j’avais toujours les papiers nécessaires pour tout le monde à tous les postes frontières. » Pendant deux ans et demi, les affaires marchent. Jusqu’au jour où « le sénateur » essaie de contourner un repaire de racketteurs.
Au fil des ans, des gens sans foi ni loi se sont installés sur la route des migrants pour les rançonner. Plusieurs d’entre eux sévissent dans le no man’s land entre le Mali et l’Algérie, près de Tin-Zawatine. En juin 2005, Ibrahim décide de les éviter. Pour ne pas payer de « péage ». Ou pour ne pas mettre en danger les jeunes femmes qu’il transporte. Ou les deux. « Quand tu passes par chez eux, ils prennent les filles et ils les obligent à se prostituer pendant huit jours, avant de les relâcher. »
« Le sénateur » commet une imprudence. Il s’arrête à Tin-Zawatine pour faire des provisions. « Là, un groupe de racketteurs congolais et camerounais m’a reconnu et m’est tombé dessus. Ils m’ont enfermé. Ils m’ont chicoté. J’ai cru que c’était fini. Heureusement, un petit que j’avais aidé m’a libéré. Je saignais de partout. J’ai marché en plein soleil pendant quatre kilomètres jusqu’à la douane malienne. Là, ils m’ont soigné. »
Quelques jours plus tard, le chef des rançonneurs, un Congolais de Kinshasa, fait à son tour une bêtise. Il se rend à Kidal, dans le nord du Mali. Il est arrêté par la police sur les indications d’Ibrahim, qui a porté plainte. Aujourd’hui, il attend son procès. « S’il est enfermé depuis six mois, je crois que ça suffit. Parce que la prison de Kidal, c’est l’enfer. »
Depuis cet événement, Ibrahim s’est repenti. Fini les raids clandestins dans le désert. Trop dangereux. Aujourd’hui, l’ancien passeur est devenu antipasseur. Avec le soutien d’une petite ONG malienne, Aide, l’Association des initiatives de développement, il circule entre Bamako et Gao pour parler avec les candidats au grand voyage, et les convaincre de renoncer. « Je leur dis que c’est trop dur. J’ai vu trop de gens mourir dans le Sahara et dans la mer. Quand j’ai fini de parler, il y a des migrants qui vont et d’autres qui ne vont plus. »
À quoi rêve Ibrahim désormais ? Moins à l’Europe, et peut-être plus à une petite famille. « J’ai une amie à Bamako. Elle est étudiante. On s’entend bien. » Depuis 1999, il n’est pas retourné à Abidjan. « Tous les ans, j’envoie 500 euros à mes parents pour la Tabaski, mais j’attends d’avoir assez d’argent pour rentrer. Sinon, ça ne fait pas honneur à la famille africaine. » L’honneur, la fierté… En attendant, sa mère compte les jours, tristement.

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