Les générations futures attendront

En décidant de changer les règles de répartition des recettes pétrolières, N’Djamena se met à dos la Banque mondiale.

Publié le 17 janvier 2006 Lecture : 5 minutes.

Plus encore qu’à Dallas, le feuilleton pétrolier tchadien a toujours eu une forte odeur de soufre. Et près de quarante ans après sa découverte à Doba, dans la province du Logone oriental, le brut continue de susciter des polémiques.
Dernier épisode en date : la rupture, désormais consommée, entre la Banque mondiale et le régime d’Idriss Déby au sujet de la gestion de la rente.
L’exploitation pétrolière était jusqu’ici régie par un accord signé en 1999 entre N’Djamena et l’institution financière. À l’origine, ce texte stipulait que, en contrepartie du soutien de la Banque mondiale au projet, l’État tchadien s’engageait à répartir ses recettes (12,5 % des ventes directes de ce pétrole perçues en royalties) selon une règle stricte et transparente. Celle-ci prévoyait notamment l’affectation de 10 % des revenus à un fonds spécial destiné aux générations futures et déposés sur un compte bloqué à la Citibank de Londres.
Sans consulter la Banque mondiale, les autorités tchadiennes ont décidé d’apporter un avenant au contrat. Le 29 décembre dernier, une loi votée par le Parlement entérine la modification de cette fameuse règle, vidant ainsi de sa substance un texte qui devait faire du pays un modèle en la matière. La nouvelle loi supprime le fonds pour les générations futures et fait passer de 15 % à 30 % la part des revenus utilisables directement par le Trésor public sans autre forme de contrôle. En outre, alors que l’essentiel des recettes devait financer des projets dans les secteurs de l’éducation, de la santé, du développement rural, des infrastructures et de la gestion de l’eau, les modifications introduites permettent d’étendre à la sécurité et à l’administration du territoire les secteurs jugés « prioritaires ».
Après avoir multiplié les pressions, la Banque annonce le 6 janvier qu’elle suspend tout nouveau décaissement relatif aux projets en cours d’exécution au Tchad (soit une enveloppe d’un montant de 124 millions de dollars). Une punition décidée au plus haut niveau et justifiée par le président de la Banque Paul Wolfowitz, qui dénonce une « rupture de contrat ». En réponse à cette sanction, le gouvernement tchadien se déclare « surpris par la brutalité » de cette réaction, justifiant sa décision par de graves tensions de trésorerie. Il semble néanmoins difficile de parler de « brutalité » dans la mesure où les problèmes financiers avancés par N’Djamena ont fait l’objet d’échanges avec la Banque mondiale dès le début d’octobre 2005, celle-ci se montrant plutôt ouverte au dialogue.
Pour les ONG et l’opposition tchadienne, ce nouvel épisode ne fait que confirmer ce que les uns et les autres annonçaient dès le début du projet, estimant que cette rupture était inévitable « tant le régime est gangrené par la « gabegie » et la « corruption » ». Surtout que, soulignent-ils, l’appétit des autorités s’est aiguisé ces derniers mois avec l’apparition de nouveaux mouvements rebelles dans l’est du pays et les défections qui se sont multipliées dans l’armée parmi les proches du chef de l’État.
Pour les opposants de ce dernier, la manoeuvre est claire : « Déby veut utiliser l’argent du pétrole pour faire la guerre. » Cette entorse à la règle ne serait d’ailleurs pas la première : sur le premier bonus pétrolier versé en 2003 à titre d’avance, 7,4 millions de dollars auraient été détournés, dénonce notamment le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM).
Malgré les ultimes tentatives de médiation, notamment de la France, le partenariat pétrolier avec la Banque mondiale semble bel et bien enterré. Côté tchadien, la révision de la loi est devenue une question de souveraineté, et aucune négociation ne semble pouvoir la remettre en cause. Pour la Banque, le « modèle tchadien », dont les vertus furent abondamment vantées en 1999, semble définitivement condamné. Violemment critiqué par les ONG, il ne devrait pas bénéficier d’une seconde chance de la part d’experts qui eurent tant de mal à l’imposer.
Reste à savoir quelles en seront les conséquences. Concrètement, le Tchad va obtenir le transfert immédiat au Trésor public de plus de 36 millions de dollars déjà disponibles sur le fonds pour les générations futures. En revanche, la crédibilité de son administration va en être durablement affectée. Une telle remise en cause d’un accord écrit est susceptible d’ébranler sévèrement la confiance des investisseurs internationaux, qui seront désormais réticents à prendre des risques de plus en plus difficiles à évaluer. De la même manière, les compagnies d’assurance pourraient faire grimper fortement leurs tarifs dès lors qu’on leur demandera de garantir un projet industriel ou commercial d’envergure au Tchad. Quant aux autres bailleurs de fonds, le FMI en tête, il n’est pas exclu qu’ils réduisent drastiquement leurs engagements en faveur de N’Djamena. Le pays pourrait même perdre le bénéfice de l’annulation de dette dont il devait profiter dans le cadre de l’Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (IPPTE), pour un montant de 1,25 milliard de dollars (700 milliards de F CFA). S’il est impossible de mesurer précisément les répercussions de cette rupture, il est certain qu’elles seront catastrophiques pour l’un des pays (pétroliers) les plus pauvres au monde.
Au-delà de cet échec, des interrogations subsistent. Certes, N’Djamena n’a pas respecté sa promesse initiale. Mais cette rupture est-elle réellement inattendue ? Pas tout à fait si l’on se souvient des conditions dans lesquelles le partenariat avec la Banque mondiale fut scellé. En fait, lors de la signature de l’accord, le Tchad, qui avait le choix entre accepter les règles du jeu imposées… ou faire une croix sur ses rêves pétroliers, fut contraint d’accepter l’inacceptable à ses yeux. Quitte à revenir ultérieurement sur ses promesses.
Sur ce sujet, le CADTM renvoie dos à dos l’État tchadien et la Banque mondiale : le dispositif de redistribution des recettes pétrolières « vient d’échouer lamentablement, poursuit le Comité. Une fois de plus, chacun a fait ce qu’on attendait de lui. La Banque mondiale a rendu possible la construction d’un oléoduc qui permet à des multinationales pétrolières de faire main basse sur une richesse naturelle et à leurs actionnaires de réaliser de juteux profits. Quant au président tchadien, il fait main basse sur les richesses de son peuple. Là comme ailleurs, la Banque mondiale a soutenu pendant des années un modèle prédateur en toute connaissance de cause. »
Enfin, si les conditions imposées par la Banque ont été si difficiles à digérer, la répartition des revenus entre l’État tchadien et le consortium pétrolier semble également très défavorable à N’Djamena.
Ce n’est pas un hasard si, le 7 octobre 2004, la présidence tchadienne avait publié un communiqué tonitruant intitulé « Arnaque, opacité et fraude du consortium », dans lequel elle accusait les multinationales d’accaparer la rente. Le contentieux portait également sur la décote appliquée au brut tchadien (autour de 10 dollars) par rapport au brent, pétrole de référence extrait en mer du Nord, en raison notamment de sa qualité et du coût du transport.
La rentabilité du projet doit-elle être remise en cause ? Le 8 novembre 1999, Shell et Elf ont choisi de se retirer du consortium, cédant bien volontiers leur place aux côtés d’Exxon à l’américain Chevron et au malaisien Petronas. Ont-ils pressenti que, six ans plus tard, cette affaire présentée comme juteuse tournerait en bataille rangée entre ses protagonistes ? Ironie de l’histoire, Idriss Déby ne se priva pas, à l’époque, de dénoncer une « rupture abusive de contrat ». Exactement ce que lui reproche aujourd’hui Paul Wolfowitz.

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